1-general-boulanger

 Maurice de Hirsch comme beaucoup à l’époque fut pris dans la tourmente du boulangisme. Rappelons que Georges Boulanger, général de l’armée française, (ci-dessus) fut le héros d’une des principales affaires de la IIIe République naissante. Né en 1837, il se suicida à Bruxelles en 1891.

Après une belle carrière militaire, commencée à sa sortie de Saint-Cyr en 1856, il participa à la campagne d’Italie menée par Napoléon III en vue de l’unité italienne, puis à la campagne de Cochinchine, puis fut fait chef de bataillon en 1870, colonel après la répression de la Commune de Paris. Il est commandeur de la Légion d’Honneur en 1871. En 1874, il a pour chef le duc d’Aumale. En 1880, il est nommé général, puis général de division en 1884. Clemenceau, dont il est proche, le fait nommer ministre de la Guerre dans le cabinet Freycinet. Grâce à lui, l’armée française adopte le fameux fusil Lebel. Républicain, il fait signer à Jules Grévy le décret d’expulsion des “chefs de familles ayant régné sur la France et leurs héritiers directs », prévoyant l’exclusion de l’armée des princes, dont le duc d’Aumale, son chef, qui n’étaient pas touchés par le décret d’exil.

2-duc-daumale-1822-1897

Henri d’Orléans, duc d’Aumale(1822-1897)

Il devint rapidement “le Général Revanche”. « Nous pouvons enfin renoncer à la triste politique défensive ; la France doit désormais suivre hautement la politique offensive »,dit-il séduisant ainsi une grande partie de l’opinion publique, tous courants politiques confondus, qui veut se venger de l’Allemagne et récupérer l’Alsace-Lorraine. A la suite du scandale des décorations qui emporte Jules Grévy, Boulanger devient un personnage clé pour l’élection du nouveau président de la République. Elu à la Chambre des Députés dans deux départements, il doit quitter l’armée en raison de l’inéligibilité de ses membres aux fonctions politiques. Il entre alors en tractation avec le prince Napoléon, d’un côté, et les milieux orléanistes de l’autre. Il est le candidat de tout le monde. Et le 27 janvier 1889, il est à nouveau élu sur programme  « Dissolution, révision, constituante ». 50 000 personnes l’acclament Place de la Madeleine. Ses amis lui demandent de marcher sur l’Elysée et de prendre le pouvoir. Il préfère finir son dîner chez “Durand”. Mais le dîner fini, ce fut aussi la fin de sa carrière. Il représentait un véritable danger aux yeux des Républicains, le danger de lui voir faire un coup d’état, le danger de le voir rappeler soit les Orléans, soit les Bonaparte.

Le 1er avril 1889, un ordre d’arrestation est lancé contre lui. Il s’enfuit alors à Bruxelles. Le 4 avril, son immunité parlementaire est levée. Boulanger est poursuivi pour « complot contre la sûreté intérieure » mais aussi pour détournement des deniers publics, corruption et prévarication. Le 14 août, il est condamné par contumace par la Haute Cour de Justice. Le 30 septembre 1891, il se suicide sur la tombe de sa maîtresse, Marguerite de Bonnemains. C’en était fini du boulangisme. Mais ce mouvement ne fut pas sans laisser de trace dans la société française.

 

3-suicide-du-general-boulanger

Suicide du général Boulanger

Maurice de Hirsch, comme la plupart des personnes influentes de l’époque fut lui aussi dans la tourmente car il fut un des financiers indirects du mouvement. Hirsch était ami de longue date des princes d’Orléans. Les milieux monarchistes avaient réussi à convaincre les princes que favoriser Boulanger et son entreprise aiderait à rétablir la monarchie en France.

 

4-prince-victor-bonaparte

Prince Victor Bonaparte (1862-1926)

Le prince Victor Bonaparte, chef de la Maison Impériale, pensait de même. Une alliance rassemblant Orléanistes, légitimistes et bonapartistes s’établit donc en vue de porter au pouvoir celui en qui ils voient un sauveur à berner. Mais pour cela, il fallait de l’argent, beaucoup d’argent. Hirsch était monarchiste, à la fois par reconnaissance aux rois de Bavière qui avaient anobli sa famille, et par sentiment personnel favorable à des régimes stables, comme l’Autriche-Hongrie ou libéraux, comme la monarchie britannique. Cela ne l’avait pas empêché de recevoir le président de la République française dans ses chasses autrichiennes, et d’en avoir été fier comme il était fier d’y recevoir toutes les altesses de l’époque.

 

5-comte-de-paris-1838-1894

Comte de Paris (1838-1894)

La duchesse d’Uzès, avait de son côté, contribué à hauteur de trois millions de francs-or, offerts au comte de Paris, qui ont vite été épuisés dans la préparation de la campagne de Boulanger. Le marquis de Breteuil, alors conseiller pour les Affaires étrangères du comte de Paris, songea à son “vieil ami” Hirsch. Ce dernier doit trouver un dérivatif à l’immense chagrin de la perte de son fils et c’est là-dessus que compte Breteuil. Et il réussit à le convaincre d’aider financièrement la campagne d’un homme pour lequel Hirsch n’avait aucun  sentiment de sympathie ni d’antipathie, Boulanger lui étant totalement indifférent. Mais il y eut plus, Breteuil promit d’appuyer la candidature du baron au Cercle de la rue Royale, le plus huppé de la capitale  avec le Jockey Club, ambition mondaine ultime de Maurice. Ce dernier pensait également que ces relations avec l’aristocratie l’aideraient à trouver une entente avec le Tsar de Russie dont certains de ses membres étaient proches, en vue d’aider les Juifs victimes de pogroms, dans le dessein de son nouveau projet philanthropique.

6-duchesse-duzes

Anne de Mortemart de Rochechouart (1847-1933)- duchesse d’Uzès

 

Breteuil dans un premier temps demanda 100 000 Francs pour financer la campagne de Boulanger en Dordogne et dans le Nord – à l’époque, un député pouvait être élu dans différents départements. Hirsch en donna 200 000 en disant “ Voici la somme. Je ne vous demande pas d’explication et ne veux pas de reçu”. Breteuil avec une ironie féroce nota dans son journal “ C’est ainsi qu’un banquier juif donne de l’argent à un marquis catholique pour le remettre à un général athée.” Plus tard Hirsch déclara “ Il faut que le comte de Paris ait de l’argent. beaucoup d’argent. ce que vous avez entrepris coûte très cher. Il serait nécessaire pour réussir d’avoir cinquante millions…Mais on peut tenter la chose avec au moins dix ou quinze…” ( Mémoire de Breteuil – 3 mai 1888) Et il suggéra à Breteuil d’aller également voir Alphonse de Rothschild, pour lui demander de l’argent.

 

7-alphonse-de-rothschild-1845-1934

Baron Alphonse de Rothschild (1845-1934)

Le 13 décembre 1888, Hirsch demande à rencontrer le duc de Chartres pour lui annoncer la somme qu’il met à disposition, soit cinq millions de Francs-or. Dans l’esprit de Maurice, ce n’est pas Boulanger qu’il finance mais bien la restauration sur le trône de France de ses amis Orléans, comme il a déjà aidé leur neveu, Ferdinand, fils de la princesse Clémentine, tante du comte de Paris, pour le trône bulgare.

Après l’échec du coup d’état de Boulanger, Hirsch est inquiété. Le marquis de Gallifet le dénonce  aux autorités dans ces termes “ Je suis certain que cet émigré autrichien arrose de son argent les plates-bandes du boulangisme. Pourquoi ne l’expulsez-vous pas ?”. Sur les conseils de Breteuil, Hirsch va voir Jules Ferry en assurant “qu’il n’y ait pas un mot de vrai dans ces racontars.” Sa tranquillité lui coûta cent mille francs. Mais ces démentis ne trompaient personne, la duchesse d’Uzès ayant naïvement raconté au Figaro les dessous de l’aventure, cité les noms des protagonistes et le montant des sommes versés par les uns et les autres, à commencer par elle et par Hirsch.

Le millions versés n’ont jamais été réclamés par Maurice, ni par Clara à sa mort, les royalistes auraient été bien en peine de les rembourser. Et puis ces sommes “mises à la disposition” étaient sans doute considérées comme données. Certains ont assuré que le désir qu’avait Maurice de voir les princes sur le trône était aussi dicté par l’espérance d’une pairie…

8-cercle-de-la-rue-royale-par-james-tissot

Cercle de la rue Royale par James Tissot

Mais à défaut d’une pairie, Maurice se contenterait d’appartenir au Cercle de la rue Royale. Il rappela au marquis de Breteuil ses offres d’aide à y être accepté. Ce dernier ayant tout promis n’en est pas moins réaliste au moment de l’accomplissement des promesses Hirsch veut commencer à toucher ses dividendes et il s’est mis dans la tête d’être reçu au Cercle de la rue Royale. Il est venu m’en parler il y a quelques jours mais, comme je connais les idées mesquines et le snobisme de beaucoup de ses membres, comme je suis convaincu que la tribu des Rothschild fera en sous-main tous ses efforts pour le faire échouer et comme je ne doute pas que tous les petits juifs qui font partie de ce cercle, ne seront pas plus favorables à sa candidature, j’ai essayé de le décourager et lui ai dit très franchement que le moment ne me paraissait pas propice et qu’il devait nous laisser le soin, à quelques amis et à moi, qui avons de la reconnaissance pleine le coeur, de préparer le terrain. Mais il paraît que je ne l’ai pas convaincu et il a dû faire quelques démarches auprès du duc de Chartres…désireux comme nous tous de lui être agréable. Le comte de Paris…mis au courant…nous a fait savoir…que nous lui ferions plaisir en nous en occupant.”

Mais ni le marquis de Breteuil, ni le duc de La Trémoïlle, ni les princes d’Orléans ne réussirent à convaincre les membres du Cercle. Hirsch n’obtint que huit boules blanches contre seize boules noires, score qui lui interdisait de se représenter. Le Cercle comptait alors huit Rothschild. Les autres banquiers juifs de Paris, les Camondo, les Cahen d’Anvers, les Ephrussi faisaient partie de ces cercles interdits à Maurice qui en enrageait.

Il eut une petite revanche toutefois, en achetant les locaux du Cercle de la rue Royale, pour deux millions de Francs-or et qu’il pouvait ne pas renouveler le bail venu à expiration en décembre 1892. Dans leur fureur, les membres du Cercle quand ils l’apprirent menacèrent de le mettre au ban de la société parisienne, voire de le faire expulser. Hirsch devant la gravité des menaces revendit l’immeuble à prix coûtant à une société anonyme constituée des membres du Cercle.

Une campagne antisémite s’abattit sur le baron, qui crut à un moment donné avoir à quitter la Paris.

Edouard Drumont dans la “Libre Parole” du 25 avril 1896 , soit après sa mort, lui rendit étonnamment  hommage en écrivant : “ Tout scrupule moral mis à part, ce juif-là qui gagnait des millions comme il voulait, avait une intelligence autrement pratique que la plupart des clubmen dont beaucoup tirent le diable par une queue plus ou moins dorée.”

  9-caricature-antisemite-la-france-juive

 Caricature antisémite

La campagne antisémite animée par le même Drumont et Auguste Chirac, journaliste économique, porta sur plusieurs fronts. On l’accusa d’être un corrupteur né; on l’accusa du krach de l’Union Générale, alors que seule la mauvaise gestion de Bontoux, en était la cause; on l’accusa d’être anti-français et de faire tirer sur des militaires et sur les enfants qui pénétraient les bois de sa propriété de Beauregard; on l’accusa avec les Rothschild de prendre l’argent des Français pour le donner à l’Allemagne.

C’est à ce moment-là que l’anti-judaïsme traditionnel de la société chrétienne se transforma. D’une hostilité ancestrale, elle devint une idéologie politique. Tous oubliaient combien la France et l’Europe devaient à ces banquiers entreprenants.

Hirsch lui-même déclara dans un entretien au journal “The Forum” en août 1891 : “ Pour les besoins de l’analyse, je diviserai les juifs en trois catégories, les pauvres, la classe moyenne et les riches. Les pauvres sont surtout l’objet de moquerie mais ne suscitent en aucun cas l’envie. La classe moyenne ne s’est pas levée assez haut pour attirer l’attention et susciter la jalousie de ceux qui se situent en dessous d’elle ( ce en quoi le baron se trompait); le troisième groupe, celui ses riches, qui dans la dernière moitié de ce siècle a amassé non pas de millions mais des milliards, provoqué une envie toute particulière parce que au moment même où se produisait sa prodigieuse élévation matérielle, ceux qui étaient autrefois les seuls dirigeants de la société féodale, au lieu d’aller de l’avant avait régressé proportionnellement. Sans penser à s’interroger sur leurs propres insuffisances, ils ont considéré les juifs riches comme la cause de leur dégringolade…Les richesses de cette classe lui ont été reprochées sans que l’on se rende compte qu’à travers leur esprit d’entreprise, leur créativité et leur admirable connaissance des affaires, ses membres ont enrichi le pays où ils vivent…On devrait plutôt les remercier pour la construction des chemins de fer, la mise en place des grandes industries et l’aide qu’ils ont fournie aux Etats concernés pour atteindre une plus grande prospérité.”

 10-maurice-de-hirsch

 

Maurice de Hirsch

Le “juif corrupteur, manipulateur, anti-français” avait échoué dans sa tentative d’influer sur le cours de la vie publique française. Il défendait, comme il le pouvait, ses coreligionnaires en insistant sur tout ce que les juifs avaient apporté à la société. Mais désormais son combat serait ailleurs. Le snob, le mondain frustré allait désormais se conformer aux principes fondamentaux de sa religion.

Le baron Maurice de Hirsch était athée mais il avait baigné depuis son enfance dans la culture et la religion juives. Jamais, il ne lui serait venu à l’idée de se convertir. Il avait à ses côtés une femme, Clara, qui inspira et le soutint dans ce qui sera la véritable oeuvre du baron de Hirsch.

Un des fondements de la religion du juive est la “tsedaka”. Ce mot n’a pas d’équivalent dans d’autres langues car il se traduit à la fois par droiture, équité, vertu ou justice.

11-tsedaka-en-hebreu

“Tsedaka” en hébreu

 Son équivalent pourrait être charité ou aumône, voire amour du prochain. Mais les concepts sous-tendus ne sont pas les mêmes. L’aumône ou la charité font appel à des sentiments de pitié et de compassion, alors que la “tsedaka” fait appel à des notions de justice et d’équité.

On se doit dans la religion juive d’aider l’autre non en lui permettant de survivre mais en lui donnant les moyens de vivre de manière libre et indépendante. Ce n’est pas dans l’esprit de conquérir sa place au Paradis que le juif aide, c’est touts simplement parce qu’il est de devoir des riches d’aider les pauvres à s’en sortir. Cela n’empêche en rien l’aide apportée aux malades, aux orphelins, à ceux qui ne peuvent pas gagner leurs vies et dépendent des autres pour survivre. Mais le but ultime de l’aide est d’aider ceux qui sont dans le besoin à s’en sortir par eux-mêmes.

Doter une jeune fille pauvre, qui sans cela ne trouverait pas à se marier, créer des sociétés de prêts pour de jeunes parents ou des artisans en difficulté, mettre à leur disposition des caisses d’entre aide mutuelles en cas de maladie. Voilà quelques-unes des actions dans laquelle s’investit l’aide que les riches font aux pauvres.

Maurice et Clara de Hirsch, à la mort de leur fils Lucien, trouveront dans ces aides un moyen de sortir de leur chagrin. Entre eux deux, ils auront dépensé des sommes représentant plus de deux cent millions d’euros pour aider leurs coreligionnaires à sortir de la misère, comme il sera vu ci-après. Mais ils ont aussi aidé ceux qui ne pouvaient pas s’en sortir par dizaines de millions d’euros. Ils ont créé écoles écoles et hôpitaux, dont celui de Salonique qui existe toujours. Ils ont rebâti des quartiers entiers dans des villes dévastées. Mais leur aide directe et indirecte ne s’adressait pas qu’aux juifs. Musulmans et chrétiens en ont aussi bénéficié. Nul n’a jamais fait appel à eux sans recevoir un secours.

12-hopital-de-salonique

Hôpital de Salonique fondé et financé par les Hirsch

Les cinq millions perdus dans le Boulangisme ne comptaient pas par rapport aux centaines offerts à la communauté des nécessiteux. (Merci à Patrick Germain pour cette 7ème partie)