Avant le départ

Après sa tentative de retour en Hongrie au printemps 1921, la famille impériale se vit assigner à résidence au château d’Hertenstein, au bord du lac des Quatre-Cantons, en plein cœur de la Suisse, en réalité un grand hôtel à l’allure néo-romantique, nouveau lieu de séjour de la Cour en exil. Ici, l’empereur Charles et l’impératrice Zita.

Château d'Hertenstein sur le lac de Lucerne en Suisse

Cha¦éteau d'Herstentein en Suisse

Le Conseil fédéral helvétique était pris dans le feu croisé des partis politiques. Les socialistes s’indignaient de l’attitude de Charles qui, pour eux, avait trahi l’hospitalité qui lui avait été accordée. Les conservateurs catholiques, de leur côté, ne comprenaient pas pourquoi on créait tant de difficultés à Charles de Habsbourg. Il n’avait fait que son devoir en essayant de récupérer son trône. La Suisse avait autrefois donné un large asile à des fauteurs de troubles comme Masaryk ou Lénine, qui avaient pu tranquillement préparer la révolution dans leur pays, sans pour autant émouvoir l’opinion publique.

A Budapest, Horthy ne décolérait pas. Il avait convoqué le comte Bethlen pour lui proposer le poste de président du Conseil.

4.0.1
4.0.1
  • Vous comprenez la situation, cher comte. Ce n’est pas que je sois opposé au retour du roi, mais actuellement ce n’est pas possible.
  • Votre Altesse a raison, répondit le comte. Tant que les problèmes de frontières entre l’Autriche et la Hongrie ne seront pas réglés, il est hors de question de restaurer le pouvoir du roi.
  • Je crains tout de même qu’il ne le comprenne pas, ajouta Horthy, et ne fasse une nouvelle tentative.
  • Peut-être conviendrait-il de placer auprès de lui, ou à proximité, un agent chargé de le surveiller, suggéra Bethlen.
  • Je vous laisse le soin de vous en occuper avec le capitaine Gômbos, dit le régent. Je compte sur vous pour que ces manifestations royalistes n’aient plus lieu. Voyons maintenant votre nomination, mon cher comte.

Comte Bethlen

Horthy venait de faire une recrue de choix. Le comte Bethlen, appartenant à la plus haute aristocratie, pouvait passer pour légitimiste et calmer les craintes des partisans du Roi, tout en agissant en sous-main pour contrer leur influence. Horthy, Gômbos et Bethlen constituaient une équipe dont l’efficacité ne tarda pas à se faire sentir.

Gömbos, chef des fascistes hongrois

Photo Gyula Gombös, chef des fascistes hongrois. A Prague, devant le Sénat, Edouard Benès, ministre des Affaires étrangères de la jeune république tchécoslovaque, n’avait pas hésité à déclaré lors de la tentative de Charles :

– La Tchécoslovaquie fera tous ses efforts pour que l’on en finisse avec la légende habsbourgeoise. Le gouvernement ne négligera rien pour résoudre, d’accord avec les alliés, la question de la Hongrie occidentale, le problème habsbourgeois, les questions afférentes au désarmement et à
l’établissement du régime démocratique en Hongrie.

Le régent Horthy s’étant appuyé sur lui pour faire échouer la tentative de Charles, il lui fallait continuer à pousser ses pions contre la dynastie. En faisant entrer la Roumanie dans la Petite Entente le 23 avril 1921, il encerclait la Hongrie. Mais comme cela ne lui suffisait pas, il invita des hommes d’état hongrois à venir le voir à Marienbad et, parmi eux, le ministre des Affaires étrangères, Banffy.

– Une restauration de l’ex-empereur Charles en Hongrie est exclue, lui avait-il dit. Je ne le supporterai pas. Et si d’aventure cela se produisait, je vous préviens que les plus grands malheurs en résulteraient pour votre pays.

– Mais, monsieur le ministre, le régent partage tout à fait votre point de vue, répondit Banffy. La question n’est pas à l’ordre du jour.

– Je me suis pourtant laissé dire, ajouta Benès, que le parti de l’ex-empereur est encore très influent dans l’armée et dans l’administration.

– Rassurez-vous, le Premier ministre fait le nécessaire pour diminuer leur influence.

  • Tant mieux ! conclut Benès. De mon côté, je vais intervenir auprès de l’Entente pour circonvenir toute tentative de séduction de l’ex-empereur. Si je puis me permettre également un conseil, rapprochez-vous de l’Italie. Elle n’a pas plus que nous envie de voir un Habsbourg monter de nouveau sur un trône.

Edouard Benès

Edvard Beneš, président du gouvernement tchécoslovaque. Au Traité de Trianon, qui avait été signé le 4 juin 1920, l’ancien empire des Habsbourg avait été dépecé. De la grande unité danubienne, il ne restait rien car tous les territoires avaient été répartis entre un nouvel état, la Tchécoslovaquie, et d’autres plus anciens comme les royaumes de Serbie et de Roumanie. La Hongrie avait été amputée des deux tiers de son territoire et l’Autriche n’était plus qu’un appendice.

Charles souffrait de voir que le rapiéçage de son Empire continuait. Le problème de la frontière entre l’Autriche et la Hongrie n’avait pas été réglé lors des traités de paix. La Hongrie occidentale étant peuplée d’Allemands, les diplomates en conférence à Paris s’imaginèrent qu’il convenait d’attribuer ces territoires à l’Autriche, toujours en application du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Mais les peuples en question ne voulaient pas devenir autrichiens, ils préféraient rester hongrois.

Charles avait espéré qu’on les consultât par référendum. Mais comme pour les autres territoires de l‘ancienne Monarchie, cela ne fut pas fait. Les Croates et les Slovènes étaient devenus Yougoslaves, les Slovaques étaient devenus Tchécoslovaques, les Tyroliens étaient devenus Italiens, tout cela sans l’avis des populations, alors des Hongrois pouvaient bien devenir Autrichiens, toujours selon le même principe.

–   Je veux que vous le sachiez, dit-il un jour au baron Werkmann, son secrétaire particulier. Je vais retourner en Hongrie. La Hongrie ne saurait ni panser ses plaies, ni se relever, tant qu’il y aura des partis pour ou contre le Roi. Si vous aviez vécu comme moi, vu ce que j’ai vu et entendu ce que j’ai entendu, vous comprendriez qu’il est du devoir du souverain de sauver son peuple, de mettre fin à ces conflits.

Mais toute tentative de restauration ne pouvait à nouveau se faire qu’avec l’accord de la France. Aristide Briand avait été ulcéré d’apprendre que Charles avait donné son nom ; mais quand l’émissaire de l’empereur lui eut expliqué que c’était Horthy qui s’était parjuré, Briand se calma et renouvela sa proposition : la France accepterait le fait accompli. Beaucoup d’hommes politiques français avaient compris enfin quelle avait été l’erreur de Clemenceau d’imposer le démembrement de l’Empire. De ce fait, le président du Conseil n’aurait pas beaucoup de difficultés à leur expliquer que Charles, à la tête de la Hongrie, ne pouvait qu’être un élément pondérateur dans cette nouvelle Europe centrale devenue une boîte de Pandore.

Comme signe encourageant, Briand, en qualité de ministre des Affaires étrangères, rappela Fouchet, représentant de la France à Budapest, pour le remplacer par Doulcet, ancien ministre plénipotentiaire auprès du Saint-Siège. Un autre signe encourageant était venu, toujours du ministère français des Affaires étrangères : Philippe Berthelot, Secrétaire Général du Quai d’Orsay, ennemi acharné de la dynastie bien que proche de Briand, avait quitté sa fonction. Son remplaçant, Maurice Paléologue, ancien ambassadeur à Saint Petersbourg, connaissait la vie des Cours et s’accommodait fort bien de la monarchie. Enfin, dernier signe encourageant venu de Briand lui-même : il fit demander à Charles, par l’intermédiaire du secrétaire de Paul Deschanel, venu spécialement à Hertenstein, de désigner un homme sûr pour le représenter à Paris et de garder un contact permanent avec le chef du gouvernement français. Charles choisit un ancien diplomate hongrois, Oskar von Charmant.

Mais à la différence de la première fois, Briand ne donna ni consigne, ni impératif de temps. Il lui fallait avant tout tenter d’inverser l’opinion de la Conférence des ambassadeurs, laquelle avait déclaré, sous l’influence directe de Benès qui tenait le jeu de main de maître, que la restauration des Habsbourg mettrait en péril les bases mêmes de la paix. Horthy, de son côté, en sous-main, tentait d’infléchir la conférence en obtenant une interdiction formelle de la restauration monarchique en Hongrie, agissant ainsi, sans aucune vergogne, en contradiction avec la constitution hongroise.

Horthy osa se manifester encore auprès de Charles. Aucune pensée ne lui était plus étrangère que celle de vouloir se cramponner au poste qu’il occupait, écrivit-il le 4 septembre. Il attendait avec impatience le moment où il lui serait permis de quitter ce poste si plein de soucis et de responsabilités. Mais le temps n’était pas encore venu, trop d’obstacles, à ses yeux, s’opposant encore à la restauration.

Charles fut écœuré par tant d’hypocrisie. Tout l’été 1921, la situation politique dans son pays se dégrada chaque jour un peu plus. La révélation des atrocités commises par l’entourage immédiat du régent durant la terreur blanche, l’accusation de gaspillages des fonds publics par les mêmes, alors que le gouvernement avait du mal à payer les fonctionnaires, les menaces contre certaines personnalités juives, renforçaient Charles dans l’idée qu’il lui fallait revenir au plus tôt pour rétablir une vie publique normale, ce dont Horthy, prisonnier des factions, se révélait incapable.

Un événement heureux éclaira pendant quelques jours la vie du château d’Hertenstein. Aladar von Borovicze, aide de camp de l’empereur, avait demandé la main d’Agnès Schönborn, dame d’honneur de l’impératrice, et les noces avaient été célébrées dans l’intimité, à la fin du mois de juillet. Il avait imité en cela le comte Josef Hunyadi qui avait épousé la comtesse Bellegarde, l’autre dame d’honneur de Zita.

En famille à Herstenstein

La famille impériale à Hertenstein.

A peine était-il revenu de voyage de noces qu’il fut convoqué par Charles.

–         J’ignore quand va s’effectuer notre retour, dit Charles, mais il faut dès à présent nous préparer et l’organiser.

Zita assistait à l’entretien.

  • La route et le chemin de fer me paraissent désormais impossibles, continua Charles. Sous n’importe quel déguisement, je crois que le plus stupide des douaniers me reconnaîtrait.
  • Une solution serait peut-être de franchir clandestinement la frontière avec l’Allemagne et d’emprunter le Danube, suggéra Zita. Avec quelques précautions, une barque peut passer inaperçue. Et puis, qui pourrait se douter de quoi que ce soit ?
  • La traversée de Vienne, et surtout de la frontière à Presbourg, risque d’être problématique, objecta Charles.
  • Mais pourquoi pas la voie des airs ? suggéra Boroviczeny.
  • En avion ? s’étonna Charles. Mais c’est une excellente idée.
  • Ce sera la première fois que nous le prenons, dit Zita, elle aussi séduite par la proposition.
  • Mais Votre Majesté ne songe pas sérieusement à venir avec nous, s’insurgea Boroviczeny. Dans son état, c’est beaucoup trop risqué.

Zita, en effet, attendait son huitième enfant, mais elle en était au début de sa grossesse.

  • Et puis, il y a les enfants, dit Charles. Nous ne pouvons pas les laisser seuls ici.
  • N’essayez pas de me faire changer d’avis, répliqua-t-elle. Je suis décidée à partir. Ici, rien ne peut arriver aux enfants. Ils sont sous la garde de la comtesse Kerssenbrock et de leurs grands-mères. L’empereur doit affronter un danger et mon devoir d’épouse exige que je fasse abstraction de mon devoir de mère.
  • Mais Majesté, les risques ? se hasarda Boroviczeny.
  • Ne me parlez pas des risques de l’expédition, dit Zita. Cela ne fait que renforcer ma détermination. Si risque il y a, je dois le partager. Je suis reine de Hongrie et si le Roi retourne là-bas, ma place est à ses côtés.

Les deux hommes, comprenant que rien ne la ferait changer d’avis, s’appliquèrent alors à exploiter l’idée du retour par la voie des airs.

  • Il est important, dit Charles, que seuls des Hongrois prennent part aux préparatifs. Personne, ici à Hertenstein, ne doit y être mêlé. Je redoute trop les conséquence que cela aurait.

Le 20 octobre 1921 à midi, ce fut le cœur léger et plein d’espoir que Charles et Zita montèrent dans l’avion, au camp d’aviation de Dûbendorf, près de Zurich, avec trois pilotes et Boroviczeny. L’avion s’éleva lentement vers les Alpes bavaroises. Impressionnés, Charles et Zita n’osèrent pas regarder par le hublot pendant les premières minutes du vol. Puis, rassérénés par la décontraction des autres, ils se détendirent eux aussi et admirèrent le somptueux décor qui se déroulait sous leurs yeux. Ce fut un instant à la fois magique et tragique que de passer ainsi au-dessus de l’Autriche, d’apercevoir les murailles de la forteresse de Salzbourg, de passer au-dessus du château de Persenbeug où Charles était né, de voler au-dessus de la plaine du Danube.

– Je n’aurais jamais cru qu’une vaste étendue de champs moissonnés puisse être aussi belle, s’extasia Charles. Les impressions du vol faisaient oublier les moments difficiles qu’il avait fallu affronter les semaines auparavant.

Boroviczeny avait fait preuve d’un sens de l’organisation tout à fait extraordinaire entre Hertenstein et Sopron. Il avait su recruter deux pilotes hongrois, Fekete-Farkas et Alexy, qui avaient été des as de l’aviation austro-hongroise pendant la guerre. Il avait loué l’appareil dans lequel ils se trouvaient, un Junker monomoteur à six places flambant neuf. Et enfin, il avait convenu avec le colonel Lehar de la manière dont tout devait se dérouler à leur arrivée en Hongrie.

Zita pensait avec émotion aux enfants qu’ils avaient dû laisser à Hertenstein. Quand ils les avaient quittés, ils leur avaient dit dans un demi-mensonge : Papa et Maman seront ce soir à la maison !

Le petits archiducs attendant leurs parents

Satisfaits de cette réponse, ils les avaient accompagnés jusqu’à la grille, gambadant autour de la voiture en leur criant « au revoir ! ».

Puis il leur avait fallu, à quelques kilomètres de là, pour déjouer les soupçons des détectives tant suisses que hongrois, changer de voiture pour une autre Daimler achetée à Zurich, laquelle les avait emmenés jusqu’à l’aéroport. Le pauvre Ledochowski était resté muet de surprise quant ils lui avaient appris qu’ils n’allaient pas en promenade, pour fêter tous deux seuls leurs dix ans de mariage, mais qu’ils partaient pour la Hongrie. Ils l’avaient chargé de continuer à tromper les policiers hongrois et suisses chargés de les surveiller, en téléphonant d’endroits différents de la Suisse, le soir même et le lendemain, pour faire croire qu’ils étaient encore sur le territoire helvétique.

Charles avait bien été obligé de prévenir Werkmann de leur départ et de lui donner toutes les consignes nécessaires. Il l’avait chargé aussi d’une mission délicate : prévenir l’archiduc Max, qui était l’hôte du château, du départ de son frère. La décision du retour en Hongrie avait été prise à la mi-octobre, car les nouvelles qui arrivaient de Budapest laissaient supposer que le régent s’attendait au retour imminent de Charles ; pour le priver de tout appui militaire, il avait rappelé pour la fin du mois les régiments de Lehar et d’Ostenburg dans la capitale, afin de procéder à leur dissolution. A Hertenstein, tout était organisé depuis le mois d’août. Il suffisait d’envoyer le message convenu pour que Lehar se mît à la disposition de son Roi et organisât son entrée dans Budapest. Un train spécial devait être préparé, à bord duquel le Roi prendrait place incognito au milieu de ses troupes fidèles ; une fois à Budapest, il prendrait la tête du régiment, investirait le Palais Royal et obtiendrait, par la force si besoin était, la remise du pouvoir par Horthy.

« Le col doit être recousu le 20 octobre », le message codé pour Lehar avait été envoyé.

Le vol se déroulait sans problèmes, après une petite frayeur due à un arrêt du moteur. Mais le pilote principal, Zimmermann, qui avait l’avion en charge, sut le faire repartir. Baden, où avait été installé le Grand Quartier Général autrichien, puis Wiener Neustadt, furent survolés. Que de souvenirs ces villes évoquaient au jeune couple ! Puis l’avion amorça sa descente vers la terre hongroise. Apercevant des feux balisant ce qui semblait être une piste, le pilote s’y engagea et atterrit dans un champ de chaumes. Mais il y avait erreur. Les feux n’étaient que des brûlots d’herbes mortes allumés par des paysans. Une fois passée la stupeur de voir le Junker atterrir à quelques mètres d’eux, ils s’approchèrent.

– Non, ce n’est pas Dénesfa ici, répondit l’un d’eux au pilote. Il faut encore deux heures de marche pour y arriver.

Et de la main il indiqua la direction de l’est. L’avion décolla à nouveau et après quelques minutes, les pilotes hongrois reconnurent enfin le champ de la propriété du comte Csiraky, qu’ils avaient choisie un mois auparavant en faisant la reconnaissance du terrain. Mais là, il n’y avait pas de feux pour baliser la piste d’atterrissage.

– On y va ! dit Zimmermann après avoir fait le tour de la piste improvisée.

L’avion se présenta dans l’alignement du champ et, après quelques rebonds, finit par s’immobiliser. Mais personne n’attendait les passagers. Charles, inquiet, interrogea Boroviczeny du regard.

–  Je ne comprends pas, dit celui-ci. Lehar et ses hommes auraient dû être là. Tout avait été convenu. (Merci à Cosmo pour ce dossier)

Demain : Un accueil gêné