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Synthétiser les événements qui suivirent la mort du prince Albert est un exercice malaisé. Il y en eut tellement qu’il me faudrait écrire un livre ! Pour résumer la situation, il convient de signaler que la reine Victoria ne répondit pas aux attentes de son peuple et de son gouvernement. Si Palmerston espérait que, pour apaiser sa douleur, la souveraine allait reprendre ses activités, il en fut pour ses frais car, tout au contraire, Victoria semblait prendre plaisir à se laisser couler dans son chagrin. Son univers se mit à tourner autour du souvenir d’Albert et des différentes façons par lesquelles elle pouvait honorer sa mémoire dont l’exaltation l’obsédait jusqu’à la névrose.

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Filles d’Albert autour du buste

Le deuil royal, prolongé à l’excès, faisait les affaires des commerçants spécialisés dans ce secteur d’activités, au point d’influencer la mode. La célébration de la mort, dans les moindres détails les plus raffinés et leurs déclinaisons rigoureusement codifiées, devint le chic suprême. En un mot, c’était tendance. Totalement absorbée par son chagrin, au point d’y trouver sinon une nouvelle forme de bonheur, tout au moins une consolation, Victoria se mit à négliger les affaires de l’État. En cela, elle n’était pas fidèle au vœu exprimé dans sa lettre à Oncle Léopold

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Victoria et Alice et le buste

Au début, le gouvernement et le public sympathisaient avec la reine. Sa situation commandait le respect. Cependant, à mesure que le temps passait, elle ne donnait pas l’impression de vouloir se reprendre. Le retour à l’ordre normal des choses se faisait attendre. Victoria détestait se montrer en public, au point d’éprouver toute une gamme de troubles psychosomatiques liés au stress des contraintes officielles. Lors du mariage du prince de Galles avec Alexandra de Danemark (« Alix »), elle observa la cérémonie depuis le balcon de Catherine d’Aragon. Loin de dissiper la curiosité morbide des invités, la veuve noire qui voulait échapper aux regards ne fit que les attirer davantage, chacun étant prêt à risquer un torticolis pour l’entrevoir.

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Mariage du prince de Galles

Bientôt, il devint évident que Victoria cherchait par tous les moyens à se dérober aux devoirs liés à sa fonction. Sans même le réaliser, ce faisant elle trahissait la mémoire de son époux vénéré qui, lorsqu’il était en vie, faisait passer le sens des responsabilités avant tout le reste. En raison de son comportement, la reine elle-même mettait la Couronne en danger. Son retrait des affaires publiques, à durée indéterminée, menaçait l’institution qui s’incarnait en elle. La presse et le peuple faisaient grise mine, et même le Times, par la plume de John Delane, ne put s’empêcher de la mettre en garde au moyen d’un éditorial, alors qu’allait commencer la quatrième année d’un repli sur soi qui n’avait que trop duré.

« Il est impossible pour une recluse d’occuper le trône britannique sans affaiblir graduellement l’autorité que le souverain a pour habitude d’exercer. La direction d’une maisonnée pourrait être confiée à un tel monarque, mais pas l’équilibre d’un empire. Par conséquent, pour le bien de la Couronne et celui du public, nous aimerions implorer Sa Majesté de revenir exercer personnellement ses fonctions privilégiées… et de ne plus les ajourner sous la complaisante influence d’un deuil qui n’a plus de raison d’être. »

10th March 1863: Prince Edward (1841 - 1910) and his bride Princess Alexandra of Denmark (1844 - 1925) just after their marriage, posing with Queen Victoria (1818 - 1901). (Photo by Hulton Archive/Getty Images)

Victoria, Alix, Bertie et toujours le buste

Aussi mesuré qu’il pouvait l’être, l’éditorial de Delane suscita la controverse. La « question royale » se mit à diviser la presse. Le Morning Post prit la défense de la reine et accusa le Times de lui être déloyal. Et tandis que le royaume se couvrait, en mémoire d’Albert, de statues commémoratives dont l’érection confortait Victoria dans son bon droit, la monarchie sombrait peu à peu dans la crise. La reine d’Angleterre se complaisait dans le rôle d’Électre. Les décès successifs de Lord Palmerston et d’oncleLéopold, en octobre puis en décembre 1865, emportèrent un peu plus dans la tombe le souvenir des jours heureux. Quitter ses noirs atours lui était désormais impossible.

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John Brown et Victoria

Alors que la monarchie a besoin de briller de tout son éclat pour donner au peuple le sentiment qu’elle lui est nécessaire, la dame en noir se transforma en ombre fuyante. En s’enfermant dans sa cabine, le capitaine n’avait pas déserté son navire, mais le laissait voguer à la dérive sur des eaux tumultueuses. La tempête grondait, l’orage se levait, et un sentiment républicain qui couvait sous les cendres refroidies de l’année 1848 se mit à éclore. Désormais invisible, Victoria était exposée au ressentiment du public et, ce qui est pire car le ridicule peut tuer, à la satire de la presse. A travers des pamphlets de plus en plus durs et des caricatures irrévérencieuses, les journalistes se gaussaient de sa proximité suspecte avec John Brown, son serviteur écossais qui ne la quittait plus. En 1870, la chute du Second Empire et la proclamation de la République en France jetèrent de l’huile sur le feu. A quoi bon conserver la monarchie en Grande-Bretagne, puisque la reine ne jouait plus son rôle ? Les excès de la Commune de Paris firent se profiler, à Londres, le spectre effrayant de 1789.

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La maladie du prince de Galles

Paradoxalement, c’est de Bertie que vint le salut. Albert Édouard, le fils mal aimé, mais aussi l’héritier culpabilisé depuis dix ans par sa mère qui lui reprochait à tort, en raison de son inconduite, d’avoir provoqué la mort prématurée de son père. Sans le faire exprès, le prince de Galles résorba la crise comme on crève un abcès. Par un curieux effet miroir, il tomba malade de la fièvre typhoïde et ce, pratiquement dix ans jour pour jour après le décès d’Albert. Tel était la gravité de son état que, le 13 décembre 1871, tout espoir de le sauver semblait abandonné. Dans les salles de rédaction, les nécrologies étaient prêtes à être imprimées. Contre toute attente et le jour même du dixième anniversaire de la mort du prince Albert, la fièvre de Bertie se mit à tomber.

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Messe d’action de grâce 1872

Le peuple, qui malgré tout est sentimental, poussa un soupir de soulagement à mesure que les nouvelles l’informant de l’état de santé de l’héritier se faisaient rassurantes. Le Premier ministre, William Gladstone, ne doutait pas un instant que cet élan de ferveur représentait la dernière chance de sauver la monarchie en capitalisant sur une loyauté renouvelée envers la Couronne. La souveraine évanescente dut prendre sur elle-même, et fit un effort considérable pour surmonter son aversion à s’exposer au regard de la foule. La guérison du prince donna lieu à un messe nationale d’action de grâce le 27 février 1872, à la cathédrale Saint-Paul. Toujours en grand deuil, Victoria consentit au sacrifice suprême en ajoutant à sa robe implacablement noire une lumineuse bordure d’hermine qui mit sa royauté en relief. La foule en délire l’acclama. La monarchie était sauvée : la reine, en communiant avec ses sujets reconnaissants, était de retour sur le devant de la scène.

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Victoria en février 1872

Quatre ans plus tard, Benjamin Disraeli la proclama impératrice des Indes. Ce geste marqua l’apogée d’une institution revivifiée, mais qui avait failli disparaître en s’abîmant dans le deuil d’un prince trop vertueux, mésestimé de son vivant par ses concitoyens et revêtu, après sa mort, de toutes les qualités. Fin.

Encore un grand merci à Actarus pour ses articles successifs. (Notes d’Actarus :  Citations traduites par mes soins. Pour approfondir le sujet, je recommande la lecture du livre d’Helen Rappaport : Magnificent Obsession : Victoria, Albert, and the Death That Changed the British Monarchy, © 2011 The Random House Group Limited (Grande-Bretagne) et 2012 St. Martin’s Press, USA.)