Hôtel à l’arrivée à Buenos Aires en Argentine
Une étude des principales colonies montrent ce qu’elles étaient du vivant du baron de Hirsch ou peu après sa mort et donc ce qu’il avait accompli personnellement. Nous avons la description et les statistiques des trois principales : Moïsesville, Mauricio et Clara. Leurs noms parlent à eux tous seuls.
Moïsesville
Elle est la plus ancienne, datant de 1890, fondée avant la JCA mais agrégée à elle par la suite. C’est aussi la plus réussie. Sa superficie est de 24 000 hectares. Parfaitement située entre deux gares, elle est reliée au reste de l’Argentine par une bonne route. Elle comporte 81 colons, soit 168 familles pour un total de 825 personnes.
Voici le récit d’une arrivée d’immigrants à Moïsesville. Le 11 Novembre 1894 la famille Sinay, originaire de Grodno en Biélorussie, a quitté sa maison pour toujours, à destination de la colonie de Moises Ville, fondée cinq ans plus tôt de façon la Jewish Colonization Association. Voyageant sur le bateau Coronia, ils faisaient partie du second contingent envoyé pour peupler la colonie.
Hacohen Mijl Sinay, fils de Rabbi, en a fait le récit suivant : «En 1894, mon père a quitté la Russie et venu en Argentine , poussé à partir par les problèmes subis par les Juifs en Russie et avec le désir de voir leurs enfants enfants, cinq garçons et une fille, devenir des travailleurs de la terre et avoir une vie productive.
Pendant un mois et demi en mer, les familles Ambasch, Radovitzky, Bloch, Epstein, Singer, Skidelsky, Katzovitz, Kaller, Kaplan, Teitelbaum, Kohn y Trumper étaient quelques-unes des familles ont partagé la vie des Sinay, unis par un voyage de plus de 10 000 kilomètres. Le navire transportait 274 immigrés: mes ancêtres sont arrivés à Buenos Aires, le jeudi 27 Décembre, 1894.
A leur arrivée, la première nuit était passé à l’hôtel bâti à cet effet. Près de 1 200 000 émigrés européens y ont dormi. Il a eu la chance: il y a passé une nuit, avec ses enfants et son épouse,Rebecca Skibelsky. Le lendemain matin, ils sont partis en train pour Palacios, la gare la plus proche de Moïsesville…
Ils sont arrivés un samedi et ont été hébergés pour la nuit dans l’un des magasins de chemin de fer, sous un orage intense. Michel Cohan, l’administrateur que la JCA avait nommé pour diriger les destinées de ces 49 familles, les attendait.
Rabbi Mordechai Reuben Sinay et son épouse 16 ans après leur arrivée
Le lendemain matin, le dimanche 30 Décembre, 1894, ils firent les derniers 18 kilomètres qui séparaient Palacios de la colonie Moises Ville.”
Juifs russes à leur arrivée
En 1898, la superficie cultivée était de 8 300 hectares environs répartis comme suit: blé, 4700 ha ; lin,2000 ha ; luzerne,1350 ha ; seigle, 35 ha. Les champs de luzerne occupent une place importante dans l’économie agricole de la colonie, et leur culture a permis d’établir une usine de beurre et de fromage, indépendante de la colonie, à laquelle les colons vendent leur lait. Certains colons vendent de 1 800 à 1 900 litres de lait par mois à l’usine.
Environ 1400 têtes de bétail, dont 786 bœufs de charrue, ont été mis à la disposition des colons par la JCA; Et en plus de ces derniers, beaucoup de colons ont acheté des vaches de leurs propres. Moïseville possède une synagogue, une école, une pharmacie et un bain communal. 63 garçons et 60 filles sont scolarisés.
Les colons lors d’un office
Mauricio
Mauricio, située dans la province de Buenos-Aires, comprend une superficie d’environ 25 000 hectares). 164 colons y sont établis représentant 211 familles pour un total de 1 045 personnes. Le sol n’est pas aussi riche que celui des autres colonies en Argentine.
Devant la coopérative de Mauricio
En 1898, les cultures suivantes ont été semées: blé, 5400 ha ; maïs, 2800 ha; luzerne, 600 ha, lin, 3 ha; orge, seigle, 30 ha; avoine, 3 ha; tabac, 1 ha; Légumes, 75ha ; soit un total d’environ 9 000 hectares. Plus de 2 500 têtes de bétail ont été mises à la disposition des colons et environ 800 charrues. Une usine de beurre et de fromage est sur le point d’être établie. Mauricio a un hôpital, un moulin à farine à vapeur, un abattoir et un bain. Il y a trois écoles pour scolariser 150 garçons et 70 filles. L’état sanitaire de la colonie est bon.
Clara
C’est de loin la plus grande et la plus importante située dans la province d’Entre Rios, créée en 1894. Les colons viennent de Russie par vague de 1891 et 1894 et de Constantinople. Dix groupes de quarante familles chacun sont arrivés en 1894. Elles ont été accueillies à leur arrivée à Buenos Aires et conduites directement des navires aux fermes sur lesquelles elles devaient s’installer. Maisons, bétail, graines, les outils et la nourriture nécessaire entre la semence et la récolte les attendaient. Certaines familles étaient installées dans des villages, trois de cinquante maisons chacun, d’autres dans des villages moins importants et d’autres enfin, les moins nombreux, dans des fermes isolées.
La colonie Clara
Le sol de ce groupe de colonies est riche, mais compact et lourd, et comme il n’a été labouré que depuis quelques années, le rendement n’est pas aussi élevé qu’attendu.
En 1898, les colons semèrent 27 000ha environs, subdivisés comme suit: blé, 13 600ha; luzerne, 2000ha; lin, 11 200ha; orge, 100ha. La colonie est aussi éloignée des des gares, certains villages à plus de 32 kilomètres, ce qui rend l’exportation plus difficile. L’élevage est une part importante de l’activité de la colonie. Il y a un moulin à vapeur. Trois écoles accueillent deux cents enfants. Clara comporte 19 villages au total au noms évocateurs : Baron de Günzberg, Baron de Hirsch, Carmel Eben ha-Roshah, Rachel, Rosh Pinah, Sonnenfeld etc…
La population se répartit ainsi : 933 hommes, 962 femmes, 1652 garçons et 1338 filles, soit une population totale de 4885. Et ce en 1898.
Dans la province de l’Entre Rios, la JCA l’Association de colonisation juive possède 154 000ha dont 80 000ha sont exploités par les colonies, en plus de Clara.
Les chiffres toutefois ne rendent pas compte de la réalité. La Jewish Colonisation Association, JCA, ne fut pas à la hauteur des attentes de Maurice de Hirsch.
Tout d’abord l’Argentine n’était pas le pays de cocagne décrit par le Dr Löwenthal car les conditions climatiques y étaient rudes, les sauterelles y étaient un fléau permanent et en quelques jours une récolte pouvait être détruite.
Ensuite la JCA n’était ni organisée ni dirigée comme il convenait. Les équipes dirigeantes ignoraient tout de l’Argentine, de la colonisation et de la mentalité des juifs russes. La plupart ne parlaient ni ne comprenaient le yiddish, le russe ou l’espagnol. De plus les dirigeants traitaient les colons avec le plus grand mépris de leur allure et de leur fanatisme religieux. Les deux groupes ne pouvaient pas s’entendre.
Pourtant la sonnette d’alarme avait été tirée par un instituteur qui avait enseigné à Mauricio. Il écrivit à l’Alliance Israélite Universelle, une lettre très claire. Selon lui, les dirigeants sont, tant à Buenos-Aires qu’à Londres “ des intellectuels, des rabbins et des banquiers ne connaissant rien à la colonisation” et il ajoute : “On a voulu coloniser des juifs russes en Argentine, sans connaître ni les juifs russes, ni la colonisation, ni l’Argentine. Or il était rare qu’un directoire de la JCA réunisse l’ensemble de ces trois connaissances; l’actuel n’en a aucune. Je soutiens qu’il ne suffit pas d’être employé par la JCA en Argentine pour acquérir ces trois connaissances sans avoir au préalable vy les juifs russes chez eux et sans avoir étudié assez longtemps, les colonies agricoles non juives d’Argentine.”
Il est étonnant que Maurice de Hirsch n’ait pas réalisé l’absurdité de la chose. Mais pour lui le candidat idéal pour faire partie des dirigeants de la JCA devait être “d’honorabilité parfaite…ensuite un homme d’affaires accompli capable de mener à bien des travaux d’organisation d’une manière pratique et de joindre les deux bouts avec les ressources modestes dont disposent le indigents…un homme laborieux doué d’une grande puissance de travail…” Rien sur la capacité à connaître et comprendre l’autre, voire se mettre à sa place.
Lors de l’achat des terres, le Dr Löwenthal avait suggéré des propriétés dont le prix à l’hectare était assez élevé, car meilleures, plus faciles à cultiver et mieux situées. Hirsch les trouvant trop chères préféra acheter plus et moins cher car dans son esprit, il fallait de l’espace pour accueillir trois millions de personnes. Löwenthal fut congédié à la suite d’évènements survenus à Mauricio. Il en mourut brisé par l’ingratitude de Maurice.
En cinq ans, la JCA connut à la suite six directeurs, dont un colonel de l’armée britannique, converti au judaïsme qui s’en tira plutôt bien et dont l’action fut bénéfique mais il fut congédia au bout de quinze mois à la suite d’un désaccord avec des colons qu’il devait expulser car paresseux et incompétents. Maurice prit fait et cause pour les colons qui pourraient représentaient l’opposé des hommes qu’il cherchait.
Un autre directeur Maxime Kogan arriva. Il parlait le russe et le yiddish, il connaissait la mentalité des colons mais il les méprisait.
A la suite de conflits, tant au sein des directeurs qu’entre ceux-ci et le baron, ce dernier ordonna l’arrêt des travaux et des recherches de nouvelles terre, alors qu’en Russie les groupes en vue de l’émigration étaient déjà constitués et avaient vendu tous leurs biens en vue du départ. David Feinberg, un des membres principaux de la JCA, qui était chargé d’organisé ces groupes, vint voir Maurice de Hirsch à Paris, écouta les délégués envoyés en Argentine pour informer le baron de la situation. Ceux-ci démontrèrent que la superficie des fermes et le capital alloué étaient insuffisants. Il fallait le double des terres et le triple d’argent pour pallier à la pénurie des années de récolte médiocre. Feinberg leur demanda si l’Argentine convenait ou non pour une entreprise de colonisation de cette envergure.
Les délégués répondirent positivement car l’Argentine présentait à leurs yeux toutes les qualités requises, sauterelles mises à part. Terre fertile, eau de bonne qualité, bon climat, hospitalité, liberté politique, absence de discrimination. Ils avaient visité les colonies allemandes, suisses, italiennes, juives déjà installées et qui fonctionnaient sans problèmes. Ils demandaient également que lors de la construction des villages, la structure traditionnelle des villages russes soit respectée car elle permettait une vie communauté, ce à quoi Kogan s’opposait catégoriquement lui préférant le modèle nord-américain de la ferme isolée au milieu de ses terres.
Hirsch écouta Feinberg, qui n’hésita pas à élever la voix devant lui, congédia Kogan et ordonna la reprise des travaux.
Deux nouveaux directeurs, David Cazès, instituteur juif marocain, et Samuel Hirsch, ancien directeur de l’école agricole de Jaffa, sans lien de parenté avec le baron, rétablirent la situation en réinstallant la confiance entre les colons et la JCA. Maurice comprit la valeur de ces deux hommes et évita d’intervenir dans leur gestion ou de la critiquer directement. Il fut diplomate avec eux. Mais il avait renoncé à l’aspect grandiose de son projet. Il avait compris que jamais il ne pourrait faire émigrer trois millions de juifs russes. Trois cent mille lui paraissait un nombre plus réaliste. Il avait compris que l’argent seul ne suffisait pas, même en grande quantité. Il y avait un aspect qu’il n’avait pas vu, la personnalité des individus, qui s’ils désiraient émigrer, n’en restaient pas moins des juifs russes avec tout leur passé de souffrance, leur complexité, leur religiosité. Traverser l’Atlantique ne suffisaient pas à la transformer et faire d’eux des hommes nouveaux.
David Cazès (1851-1913) derrière le bureau avec des étudiants juifs
David Cazès et Samuel Hirsch connurent de graves troubles en 1894, après l’arrivée des nouveaux colons. Ils n’arrivaient pas à leur faire signer leurs contrats. En effet, dès l’origine, il était prévu qu’un contrat lie le colon et la JCA. Cette dernière n’a jamais été une oeuvre caritative à fonds perdus. Elle avait été créée comme un moyen d’aider les juifs à retrouver leur dignité par le travail et cela en recevant une aide momentanée et non une aumône permanente. La dette s’élevait à environ 300 Livres sterling, soit environ 40 000€, avec un intérêt de 5% l’an.
Les terres, le matériel, le cheptel, tout était mis à disposition mais rien n’était gratuit, même si l’investissement n’avait pas à être remboursé tout de suite. Et comme il s’agissait d’un engagement bilatéral, il fallait un contrat en bonne et due forme.
Et les contrats proposés ont semblé trop durs aux nouveaux colons. La JCA proposait un délai de huit ans pour rembourser les frais qu’elle avait engagés, soit le voyage, l’installation et deux années d’avance de fonds. Ces contrats contenaient des clauses draconiennes comme l’interdiction d’utiliser les terres autrement que pour l’agriculture, il était impossible de pratiquer l’élevage en vue de la vente du bétail. De plus, la JCA demandait à ce que les récoltes soient entièrement déposées dans ses locaux, afin de se faire rembourser les sommes avancées directement, interdisant de ce fait aux colons de pouvoir vendre la récolte au plus offrant, et les privant de liquidités car ils ne touchaient que le surplus de la vente des récoltes s’il y en avait. Ils ne pouvaient donc pas gérer leur ferme comme ils le souhaitaient.
Enfin, comble de bêtise de la part de la JCA, les contrats étaient rédigés en espagnol, ce qui était légalement normal, mais aucun colon ne le comprenait et aucune traduction en russe ou en yiddish n’avait été prévue.
Les colons ont eu l’impression que la JCA voulait les asservir en leur faisant signer des documents qu’ils ne comprenaient pas et quand il les avaient compris leur semblaient exorbitants. Ils n’avaient pas quitté une situation de misère et de dépendance en Russie pour se mettre sous la coupe de la JCA.
Hirsch ordonna que les contrats soient signés au plus tôt, à un moment où la récolte était mauvaise et que la JCA n’envisageait pas la moindre subvention, bien au contraire envisageait de leur faire payer le coût de la moisson en le obligeant à utiliser le matériel agricole emprunté à la coopérative.
Des troubles éclatèrent à Mauricio et à Clara et les colons demandèrent l’aide de la police et du gouvernement de la province pour les protéger contre la JCA.
Hirsch était furieux et songea tout simplement à renvoyer les colons en Russie. Il voyait dans ces révoltes un signe d’ingratitude contre tout ce qu’il avait fait. Il se trompait car jamais les colons n’ont maudit son nom, bien au contraire, ils le bénissaient. C’était à la JCA qu’ils s’en prenaient et si Maurice était à la tête de la JCA, il n’était pas la JCA. Les colons le savaient. Feinberg, une fois de plus, intervint pour le calme et lui montrer ses torts.
David Cazès et Samuel Hirsch prirent des mesures qui permirent de calmer les esprits, sans même en référer au baron. Les contrats présentés n’étaient pas de leur fait et ils en comprenaient la dureté. Ils permirent de commercialiser en partie la récolte directement, ils prolongèrent la durée des annuités de remboursement et permirent l’élevage en vue de la vente à qui le souhaitait.
Ils pensaient, en accord avec Feinberg, qu’il fallait stabiliser les colonies existantes avant d’envisager de faire venir d’autres colons.
Bien entendu, ces révoltes donnèrent des arguments aux adversaires de Maurice de Hirsch pour critiquer son initiative. Et les critiques vinrent des antisémites comme des juifs hostiles à l’émigration.
Le calme étant revenu David Cazès et Samuel Hirsch prirent le bateau pour en rendre compte à Maurice, qui mourut le jour de leur embarquement. Avant de mourir, au vu de tous les problèmes il avait encore revu à la baisse ses espérances de d’émigration annuelle.
Aux Etats-Unis
Si Maurice avait fondé la JCA, il avait aussi fondé le Baron de Hirsch Fund aux Etats-Unis. Là il ne s’agissait en aucun cas de favoriser l’immigration massive de juifs russes en Amérique du Nord, même si elle eut lieu, atteignant le chiffre de 100 000 personnes par an à la fin du XIXe siècle, mais ce n’était pas grâce à Maurice de Hirsch.
Les administrateurs du Fund étaient tous des notables américains, connaissant parfaitement les mentalités, les structures, les règlementations du pays. Ils avaient aussi une grande expérience de la philanthropie pour la pratiquer eux-mêmes. Parmi eux figurait Oscar Straus, ami de Hirsch depuis la période de Constantinople.
Le Baron de Hirsch Fund ne connut jamais les mêmes déboires que la JCA. L’idée de base était l’intégration des nouveaux arrivants par l’enseignement de l’anglais et d’un métier dans des domaines très diversifiés. Il y avait bien sûr une aide matérielle aux arrivants qui étaient dans le dénuement et ce pour une durée de six mois.
Les métiers dits de l’aiguille et donc du textile, tant en travailleurs indépendants que comme ouvriers dans la confection industrielle furent ceux qui accueillirent le plus d’émigrés, qui avaient soit déjà une formation dans ce domaine, soit pouvaient l’acquérir rapidement. Mais le bâtiment, la mécanique, le commerce offrirent des débouchés.
Atelier de peinture Harvard Art Museums/Fogg Museum
Le Fund chercha des débouchés dans d’autres états ou d’autres grandes villes. Il proposait d’aider les patrons qui prenaient des juifs, en prenant les salaires en charge pendant toute la période d’apprentissage. Ils consentaient aussi des prêts avantageux aux entreprises à qui l’embauche des juifs offrait des plus grandes perspectives de développement mais aussi de nouveaux besoins en matériel. Enfin, les nouveaux arrivants qui souhaitaient s’établir à leur compte recevaient de l’argent et du matériel.
Plusieurs centaines de familles purent ainsi s’établir en Pennsylvanie ou dans le New Jersey. Après un an d’activité le Fund avait aidé 5000 immigrés à trouver du travail et à gagner honorablement leur vie.
Dès 1890, des cours d’anglais furent mis en place. En 1891, une école d’apprentissage, l’Institut Technique Hébraïque, fut ouverte à New York, soit 144 élèves par session complète de 4 mois ou en cours du soir de neuf mois. Après la mort de Maurice de Hirsch, Clara dota l’institut et lui permit ainsi d’accueillir plusieurs milliers d’élèves par jour. tous ces cours étaient gratuits.
Clara contribua aussi à faire édifier des immeubles d’habitation, avec des loyers modiques, permettant aux juifs de quitter les quartiers insalubres. Le Fund enfin ouvrit des caisses de prêt à diverses usages et distribua des bourses à ceux qui voulaient être avocats, médecins ou ingénieurs.
En réalité, à la différence de l’action de la JCA, qui s’étendait sur d’immenses territoires avec comme mission de former à l’agriculture des individus qui ne le voulaient pas forcément, le Fund agissait sur un territoire plus concentré et était au plus près des désirs des immigrants. Un tailleur en Russie pouvait aisément devenir un tailleur aux Etats-Unis mais pas forcément un agriculteur en Argentine.
Il y eut toutefois des expériences agricoles en Amérique du Nord, aidées voire suscitées par le Fund. Mais là aussi l’approche fut très différente de l’Argentine. De bonnes terres et de bonnes fermes en Nouvelle-Angleterre avaient été mises en vente par les propriétaires qui avaient décidé soit de rejoindre la ville, soit de cherche de terres meilleures ailleurs. Cela avait donc libéré des quantités de propriétés dont les juifs qui souhaitaient être agriculteurs pouvaient se porter acquéreurs. Le Fund les aidait à l’achat mais tout autant qu’ils étaient capables d’avoir une apport personnel, montrant qu’ils avaient déjà eu du succès ailleurs. La plupart de ces fermes étant dans des régions favorables à l’élevage, il s’en suivit la création de laiteries et une organisation rationnelle et avantageuse de distribution du lait et des produits dérivés. A la fin du XIXe, entre 400 et 600 familles juives vivaient de l’agriculture et de l’élevage en Nouvelle-Angleterre.
Visite médicale à Woodbine Harvard Art Museums/Fogg Museum
Mais il y eut une tentative malheureuse au début de créer une colonie à Woodbine dans le New Jersey. 1450 hectares de terre furent acquises par le Fund. 60 familles russes furent sélectionner pour commencer la colonie. Elles devaient toutefois donner une caution de 200 dollars.
Mais l’achat des terres de Woodbine avait été fait par des hommes qui ne connaissaient pas la terre et les agriculteurs furent déçu pas leur médiocre qualité qui demandait des années de travail pour les améliorer et les obligeant donc à avoir une activité complémentèrent pour rembourser le Fund. Les colons refusèrent donc la aussi de signer leurs contrats, car ils considéraient que le Fund n’avait pas rempli le sien. Sur soixante, seules deux familles signèrent. Cela engendra conflits avec le Fund et expulsions.
Construction à Woodbine Harvard Art Museums/Fogg Museum
Le Fund transforma alors ce qui devait être une colonie agricole en une colonie industrielle. Il concédait à des concessions pour permettre l’installation de fabriques artisanales puis plus tard d’industries plus importantes.
Membres de la colonie de Woodbine Harvard Art Museums/Fogg Museum
En 1895 la population s’y élevait à 800 personnes réparties entre 60 familles juives et 34 familles chrétiennes. En 1900, 14 000 personnes vivaient à Woodbine qui fut donc une réussite mais pas là où le baron l’attendait.
Maison à Woodbine Harvard Art Museums/Fogg Museum
Le rêve de Maurice de Hirsch de voir les Russes juifs régénérés par la terre était donc une utopie. L’implantation de colonies si elle ne fut pas un réel succès ne fut pas non plus un échec total.
Le baron avait vu trop grand et trop vite. Il était persuadé d’avoir raison et acceptait difficilement de reconnaître ses erreurs de jugement. Il refusait de déléguer mais n’était pas sur place pour avoir une idée exacte de la situation des lieux et des hommes. Il avait réussi dans le sens où son action avait suscité un espoir chez les juifs russes, dont les misères furent les mêmes après la révolution de 1917, mais qui savaient que quelque part quelqu’un avait souhaité les aider et y avait réussi partiellement mais réussi tout de même.
Rien n’illustre mieux toutefois la réalisation des désirs profonds de Maurice et Clara de Hirsch que la famille Kessel.
Au début de l’hiver 1885, Chmouel-Oscher Kessel débarque à Paris, fuyant sa Lituanie natale, chassé par la misère et l’impossibilité de faire les études que son intelligence lui permettrait de faire, en application des “Lois de Mai”, vues plus haut. Il adopte un prénom plus simple, Samuel. Il habite le quartier juif de la rue des Rosiers. Il apprend le français rapidement.
Il veut être médecin et pour payer ses études, il donne des cours d’hébreu dans une école juive du quartier, puis devient clerc d’avoué. Son maigre salaire est complété par des subsides reçus des fondations Rothschild et Hirsch. En décembre 1887, Samuel Kessel est trouvé couché dans son lit par un ami, Jacques Oumansky, juif lituanien comme lui, secoué de quintes de toux. C’est la tuberculose. Les études, les travaux complémentaires, le froid et les privations ont raison de de la santé de l’immigrant.
Jacques Oumansky alerte immédiatement les responsables de la fondation Hirsch à Paris. Averti de la situation de ce jeune et brillant étudiant en médecine, Maurice de Hirsch décide de lui octroyer une bourse qui lui permet de terminer les quelques années de médecine qu’il lui reste à faire. Mais il est trop malade pour pouvoir en bénéficier. Le médecin appelé en consultation par la Fondation Hirsch déclare que seul un séjour au soleil peut le sauver. Et c’est à Montpellier qu’il est envoyé pour se soigner tout en continuant ses études dans la plus brillante et la plus ancienne des facultés de médecine, toujours sous la protection et grâce aux subsides de Maurice de Hirsch.
Guéri, il passe son diplôme avec la mention la plus honorable, au point qu’un professeur de la faculté veut faire de lui son assistant et son successeur. Mais la rencontre avec Raïssa Lesk, une jeune juive lituanienne comme lui, en décide autrement. Raïssa est d’une famille riche, mais sa condition juive ne lui ouvre pas les portes du théâtre où elle voudrait faire carrière et n’ayant aucun permis de résidence à Moscou, elle décide de partir pour Genève, fascinée par l’aventure sioniste du baron de Rothschild. Mais elle veut être utile, il lui faut d’abord devenir médecin avant de rejoindre la colonie juive de Palestine. Et c’est en France qu’elle doit étudier. Elle fut mise en contact avec Samuel qui devait lui prodiguer ses bons conseils sur la faculté de médecine de Montpellier. Mais surtout Samuel, désormais le Dr Kessel, vint aider Raïssa à soigner son amie Rachel. Samuel n’était pas beau, il venait d’un ghetto pauvre et d’un milieu de juifs orthodoxes, Raïssa venait d’un milieu riche, était belle et venait d’un milieu libéral, où l’on mangeait même du porc.
Ils se marièrent à Orenbourg, ville de l’Oural au sud-est de Moscou, où le père de Raïssa avait fait fortune, un peu comme on entre en religion. Y avait-il de l’amour entre eux ? De sa part à lui sans doute, de sa part à elle certainement pas. Mais l’affection et le dévouement remplaceraient l’amour.
Raïssa quitta Orenbourg avec un trousseau important , y compris une très belle argenterie. Sur le chemin ils s’arrêtent dans sa famille à lui, où elle découvre une misère terrible. Ayant perdu leur passeport, ils n’ont plus d’existence légale en Russie. Il leur faut acheter un faux passeport et quitter la Russie pour la France.
Ils arrivent à Paris en octobre 1895. Raïssa apprend que son état de santé ne lui permet pas de poursuivre ses études en médecine.
Samuel lui dit alors que le baron de Hirsch demande ses services en Argentine. “Il n’exige rien mais c’est le seul moyen de payer, par mon travail, les études qu’il ma généreusement offertes et de lui prouver ma reconnaissance”. Ces seuls mots suffirent à décider Raïssa.
Au mois de janvier 1896, ils arrivèrent à Mauricio, après un voyage de vingt-huit jours, de Paris à Gênes en train, puis de Gênes à Buenos Aires sur un paquebot italien. Puis ce fut un train de campagne et enfin un chariot conduit par un gaucho. “ Le paysage qui se déroulait des deux côtés de la route rappelaient notre steppe d’Orenbourg. Sur une étendue de quinze kilomètres, je n’apercevais ni un arbre, ni un monticule. On ne voyait que des vols d’oiseaux, de temps à autre une autruche, de jeunes gazelles et des hiboux posés sur les alambras (clôtures de fil de fer barbelés). On nous mena à la “maison du docteur” mais avant d’y pouvoir entrer mon mari fut appelé chez un malade et je restai seule, accablée par la saleté qui régnait dans cette baraque au sol de ciment, au toit de zinc mal fixé. “(Raïssa Lesk, Mémoires, dans Yves Courrière, Joseph Kessel – Plon 1985) Ils restèrent quelques temps à Mauricio, si décevant, puis furent appelés à Mosesville, où là ils eurent un logement charmant avec un salon-salle à manger, deux chambres, un cuisine et une pharmacie.
Enceinte Raïssa ne voulait pas que son enfant naisse à Mauricio. Une invitation à séjourner à Clara, chez leurs amis, les Lapiné, arriva à point. Il était membre du bureau de la colonie et avait une superbe maison espagnole. Là, Raïssa se sentit à nouveau chez elle. Elle retrouvait le confort et le luxe de son enfance et sentit sa crainte d’accoucher s’éloigner. Le 31 janvier 1898, à quatre heures du matin, naissait Joseph-Elie Kessel. Une des gloires de la littérature mondiale, l’auteur du “Chant des Partisans” devait la vie à Maurice et Clara de Hirsch qui avaient tendu à temps la main à son père qui se mourait dans une mansarde parisienne, quelques années auparavant.
Cet exemple donne la mesure de l’engagement humain des Hirsch à aider leur prochain, sans rien demander en retour que la satisfaction de le voir accéder à une vie meilleure.(merci à Patrick Germain pour cette dixième partie du récit)
DEB
13 janvier 2017 @ 07:33
Voilà un récit toujours aussi captivant .
Habitué à ce que tout plie devant lui , se fiant à son flair et ne voulant pas écouter les autres, Maurice de Hirsch se fourvoie en pensant transplanter des citadins aux champs argentins et en ne sélectionnant pas des membres de la JCA parlant la langue des immigrés.
C’est souvent le paradoxe des bâtisseurs d’empires financiers, une clairvoyance dans les affaires et un aveuglement dans les choses du quotidien.
Il n’empêche, il a eu l’audace de tenter l’expérience et certains Russes ont réussi à trouver une nouvelle vie , grâce à lui, en Argentine ou aux États – unis.
Pierre-Yves
13 janvier 2017 @ 12:37
On brûle évidemment de savoir ce que sont devenus les villages de Mauricio, Clara et Moïsesville, s’ils se sont développés ou s’ils ont périclité; et plus généralement, de savoir comment l’oeuvre du baron de Hirsch et de sa femme leur a survécu.
HRC
13 janvier 2017 @ 12:51
C’est un vaste travail fait avec beaucoup de finesse.
HRC
13 janvier 2017 @ 12:55
Chère Régine,
quand on ouvre le dossier portrait il manque la huitième partie, celle sur le Boulangisme.
Régine
13 janvier 2017 @ 17:09
la rubrique « PortraitS » me semble complète
HRC
13 janvier 2017 @ 20:23
heu… oui.
cap chez l’ophtalmo pour moi !
je regrette de vous avoir fait perdre du temps, Régine.
Olivier d'Abington
13 janvier 2017 @ 15:34
Ohlala… on est en pleine épopée!
C’est fascinant!
Quel travail de recherche pour nous faire profiter de toute cette histoire…
Plus que l’histoire d’une famille, c’est littéralement l’histoire d’un monde en devenir qu’il s’agit!
Mille merci pour cette véritable saga!
Robespierre
13 janvier 2017 @ 18:24
L’enfer (argentin) est pavé de bonnes intentions. Quelle idée aussi de vouloir faire de ces pauvres immigrés juifs des agriculteurs à tout prix. Mais cela partait d’un bon sentiment. Comme le dit DEB pour Maurice de Hirsch on a affaire à un « aveuglement dans les choses du quotidien ».
Camille
14 janvier 2017 @ 14:23
Je ne savais pas détails sur la naissance de Joseph Kessel, que je connais surtout pour »Le Lion ». Un bel article.
Mary
14 janvier 2017 @ 22:07
Belle histoire que celle des parents de Joseph Kessel…
Caroline
16 janvier 2017 @ 11:20
Très intéressant!
A suivre avec mon dernier commentaire dans la partie finale de votre long récit historique sur la famille de Hirsch!
Corsica
18 janvier 2017 @ 19:10
Les Hirsch, d’une générosité extrême, ont fait un travail formidable mais faire de l’humanitaire demande certaines qualités, comme par exemple l’empathie et l’écoute de l’autre, que n’ont pas forcément des financiers, même de génie. C’est probablement dans cette incapacité à se mettre à la place de ces juifs russes que l’on trouve l’une des raisons des réussites partielles de certaines des implantations du baron. Je suis surprise de voir que cet homme extrêmement brillant n’ait pas pensé à s’entourer de suffisamment d’hommes de terrains. Des hommes connaissant, et les juifs de Russie, et l’Argentine.
Merci pour l’histoire de la naissance de Kessel que j’ignorais et, encore une fois, un grand merci à vous Cosmo pour ce colossal travail qui nous fait découvrir des chapitres peu connus de l’histoire juive.