De la grande cour du fort Royal, dite place d’Armes, on remarque à l’ouest du château et collé à lui, un bâtiment massif et rectangulaire, dont toutes les fenêtres donnent sur la mer, à l’à-pic des rochers.
Ce sont les fameuses prisons d’Etat, où les rois de France envoyaient, sur simple lettre de cachet, les personnages dont ils avaient lieu de se plaindre
Construites sur ordre de Louis XIV en 1687 par le gouverneur Saint-Mars, elles abritèrent, jusqu’en 1872, des centaines de prisonniers célèbres ou obscurs. Elles ont une particularité, sans doute unique dans l’histoire des prisons : personne ne s’en évada jamais.
Côté mer, il aurait fallu scier ou desceller les 3 grilles, descendre à l’aide d’une corde de 23m et fuir à la nage sur 700m…
Par l’intérieur, les trois portes aux énormes serrures ouvraient sur le long corridor où veillaient des gardes, passer par les appartements privés du gouverneur et le corps de garde au rez-de-chaussée du château.
Le 30 septembre 1755 des prisonniers, profitant de l’absence des gardes dans le couloir, parvinrent à briser leurs portes, mais ils furent arrêtés lorsqu’ils s’attaquèrent à celle du château.
La visite. Un vaste corridor, des murs aveugles d’un mètre d’épaisseur, des doubles portes massives cloutées et bardées de fer…
La plus connue est la cellule n°5, celle où l’Homme au Masque de fer fut enfermé pendant onze ans, de 1687 à 1698.
Belle salle voûtée de 6,30m sur 4,87m, éclairée par une haute fenêtre s’ouvrant sur la mer, mais que défendent solidement trois lourdes grilles. Le sol est dallé de céramique rose, la clé de voûte à 4,50m donne un cubage d’air suffisant.
A gauche de la fenêtre, une grande cheminée, à droite le coin d’aisance. les murs de pierre de taille énormes étaient autrefois recouverts d’un enduit peint ou de tapisserie.
Certes, les captifs ne recevaient jamais le soleil, car leur fenêtre donnait au nord. Mais, si le roi entendait s’assurer des hommes qu’il enfermait au secret, il tenait à bien les traiter, surtout si la famille était riche. Aussi ne sommes-nous pas étonnés si, en 1790, le comte de Monteil, détenu depuis 32 ans, refusa sa libération !
Si Fort Royal tout entier a servi de prison collective à des centaines de personnes au 19è siècle, au cours des siècles précédents seules ont été occupées six cellules de 20/30m2 et 2/3 pièces dans le château.
En 1646, un romancier à succès, le chevalier de Mouhy, inventa pour un de ses personnages le terme de « masque de fer », qui connut aussitôt une immense faveur à la Cour, qui l’appliqua plus tard pour le mystérieux prisonnier incarcéré là de 1687 à 1698.
Malgré les centaines d’études publiées à ce jour, on ne connaît pas encore avec certitude l’identité de ce prisonnier, mais de fortes probabilités laissent à penser depuis peu qu’il devait être un frère jumeau de Louis XIV.
C’est seulement 86 ans après sa mort et à la faveur de la Révolution qu’on osa pour la 1ère fois s’attaquer au secret.
En 1789, une information sensationnelle parut en effet dans la correspondance littéraire du baron de Grimm, l’un des personnages les mieux informés de son temps : « M. La Borde, ancien valet de chambre du roi (Louis XV) a trouvé dans les papiers du maréchal de Richelieu une lettre originale de la duchesse de Modène (Mlle de Valois, fille du régent Philippe d’Orléans sous la minorité de Louis XV), au maréchal, son amant ».
Charlotte-Aglaé d’Orléans, « Mademoiselle de Valois » – Pierre Gobert
Dans sa lettre, Mlle de Valois précisait qu’elle avait arraché le secret au régent son père, en se donnant à lui : « Voici la fameuse histoire. J’ai arraché le secret, il m’a horriblement coûté. La reine (Anne d’Autriche) accoucha à l’issue du dîner du roi (Louis XIII) d’un fils (le futur Louis XIV), en présence de toutes les personnes qui, par état, sont présentes aux couches de la reine, et l’on dressa le procès verbal d’usage.
Quatre heures après, Mme Perronet, sage-femme de la reine, vint dire au roi, qui goûtait, que la reine sentait de nouvelles douleurs pour accoucher. Il envoya chercher le chancelier et se rendit avec lui chez la reine, qui accoucha d’un second fils, plus beau et plus gaillard que le premier. La naissance fut constatée par un procès verbal qui fut signé par le roi, le chancelier, Mme Perronnet, le médecin et un seigneur de la cour, qui devint par la suite le gouverneur du Masque de fer. »
Prisonnier de la loi de primogéniture, Louis XIII, voulant éviter, pour raison d’Etat, de compliquer le problème de succession, fit promettre sous serment aux témoins de ne rien révéler, sauf en cas de mort du dauphin, et l’enfant fut confié à Mme Perronet avec ordre de dire qu’il lui avait été remis par une dame de la cour. Il fut élevé près de Dijon dans l’ignorance de sa naissance par le gentilhomme-témoin, qui tenait la reine au courant »
Devenu adulte, le prince, frappé par sa ressemblance avec Louis XIV, se mit à fouiller dans les papiers de son gouverneur, et trouva une lettre de la reine-mère qui lui fit soupçonner la vérité. Désormais certain d’être de haute naissance, il eut l’imprudence d’annoncer qu’il voulait se rendre à la cour pour faire reconnaître ses droits, mais son précepteur alerta le roi, qui fit emprisonner le dangereux prétendant.
D’autres « théories » ont fait surface dans les années et même au siècle suivants : le Masque de fer serait un enfant naturel d’Anne d’Autriche et le duc de Buckingham…
La reine, ne sachant à qui se fier, se confia à Richelieu, qui arrangea tout pour cacher la chose au roi. Cet évènement aurait été déterminant pour rapprocher le roi de la reine… ce qui donna naissance à Louis XIV et Monsieur !
Un pamphlet anonyme parut en 1745, les « Mémoires pour servir à l’histoire de la Perse » où pour la 1ère fois, sous des clés visibles, le grand secret paraissait lâché. Le Masque de fer serait le comte de Vermandois, fils reconnu de Louis XIV et la Vallière. Un bâtard ! Vermandois est bien mort à l’armée : le corps, qui n’a jamais disparu, fut retrouvé et identifié en 1786 dans la cathédrale d’Arras.
Le Masque de fer ne doit pas nous faire oublier que des centaines d’autres prisonniers vécurent dans les géôles de Sainte-Marguerite. Parmi eux, les « religionnaires de R.P.R. » présentent le cas le plus pitoyable.
En 1685, la révocation de l’Edit de Nantes(Edit de Fontainebleau) par Louis XIV avait été suivie d’une répression sauvage exercée contre les protestants de la « Religion Prétendue Réformée », dont 750000 émigrèrent. Mais 1200000 d’entre eux, demeurés en France, pratiquèrent clandestinement leur culte dans les « assemblées du désert », célébrées par des pasteurs qui risquaient la mort, la prison ou les galères.
Ainsi, en 1689, six pasteurs furent arrêtés alors qu’ils franchissaient la frontière hollandaise et condamnés à la prison à vie à Sainte-Marguerite. Parmi eux, Paul Cardel.
Louis XIV, craignant le prosélytisme religieux, écrivit au gouverneur Saint-Mars « J’envoie aux îles Saint-marguerite le nommé Cardel, ci-devant ministre de la R.P.R., pour y être détenu pendant toute sa vie ». Le prisonnier ne devait avoir aucun contact avec l’extérieur.
En 1692, l’arrivée du pasteur Matthieu Malzac ranima l’énergie des prisonniers : ne pouvant correspondre, ils se mirent à chanter, le chant des Psaumes … On les mit alors dans les lieux les plus écartés, afin qu’ils ne puissent pas être entendus… n’ayant ni encre ni papier, ils utilisèrent leur sang et leurs chemises pour écrire… gravèrent les Psaumes sur des écuelles d’étain
En juin 1694, d’autres pasteurs arrivèrent, mais le roi dut en faire son deuil… ils n’abjurèrent jamais et moururent dans leur prison.
En 1950, un Mémorial Huguenot a été installé dans une ancienne cellule. Il rend hommage à ces six ministres protestants, incarcérés à vie.
Croix huguenote au fort de l’île Saint-Marguerite (collection privée)
« La parole empêchée » – Mémorial Huguenot – 2005
Les deux mains crispées sur les barreaux de la prison, Claude de Jouffroy d’Abbans regardait trois galères royales au large de Sainte-Marguerite… il voyait les argousins faire pleuvoir les coups de fouet sur l’équipage pour le faire ramer plus vite… Il pensait « le principe de la rame est absurde pour un gros vaisseau« . La vapeur ! Le ridicule piston que venait d’inventer Denis Papin remplacerait-il jamais la chiourme ?
Nous sommes en 1773… ce jeune de 22 ans n’était pas un criminel, mais un jeune homme de bonne famille passionné de mathématiques qui ne voulait pas obéir à son père en devenant militaire. Il se retrouva à Versailles… et, un jour, une rivalité amoureuse l’opposa au comte d’Artois, à qui Jouffroy lança « Monseigneur, ce ne sont pas les rois qui font les gentilhommes, mais les gentilhommes qui font les rois ! » Le scandale fut grand… et le jeune Jouffroy se vit exiler au fort Royal de Sainte-Marguerite « à la demande de son père » !
Heureusement il sortit au bout de deux ans, le tête pleine de projets, il poursuivit ses expériences et, le 20 août 1816, lançait sur la scène son pyroscaphe Charles-Philippe, en présence de Charles X, qui avait pardonné.
Contrairement à d’autres régions, la Révolution n’approvisionna pas en ci-devant aristocrates les prisons de Sainte-Marguerite, sans doute parce qu’ils s’étaient tous réfugiés à Nice, puis Turin, Etats du duc de Savoie.
La forteresse connut seulement un bref passage de « conspirateurs » en août 1792, après le renversement de la monarchie, mais il s’agissait en fait d’émigrés en fuite que le mauvais temps avait contraints d’aborder dans l’île, et que la Convention fit conduire à la frontière du Var.
Sous l’Empire, le fort reçut un vaste dépôt de conscrits réfractaires, qui occupèrent les casernes à la place des soldats de la garnison.
Dernier prisonnier de Sainte-Marguerite pendant l’époque impériale, Mgr de Broglie, évêque de Gand, ne bénéficiait d’aucune faveur : opposant privilégié de l’empereur, il fut gardé à vue et ne pouvait communiquer avec personne.
Napoléon eut des rapports difficiles avec le pape Pie VII. Pendant le concile de Paris de 1811, quelques prélats courageux s’opposèrent à Napoléon, dont Mgr de Broglie, qui avait également refusé de prêter le serment de la Légion d’honneur. Il demeura 10 mois à Sainte-Marguerite… puis l’aigle tomba. (Merci à Pistounette)
Pistounette
30 septembre 2021 @ 09:16
En ce qui concerne le pyroscaphe Charles-Philippe en 1816… lire, bien sûr, le « futur » Charles X, qui ne sera roi qu’en 1824
Beque
30 septembre 2021 @ 09:37
Claude-François de Jouffroy d’Abbans (1751-1832) est connu comme architecte naval. Libéré en 1774, il s’intéresse à la fois à la construction des navires et à l’avenir de la machine à vapeur. Sa sœur aînée Marie Elisabeth, chanoinesse de l’abbaye de Baume-les-Dames, intercède pour que le monastère le subventionne. En 1776, il construit sa première embarcation, le Palmipède, dont une machine à vapeur actionne des rames en forme de palme. Il parvient à naviguer mais les rames de chaque côté empêchent le passage aux écluses. En 1781, il crée une société pour exploiter le Pyroscaphe, premier bateau à roues à aubes muni de nouvelles pales montées sur des aubes. Pour obtenir un brevet, le bateau doit naviguer jusqu’à Paris mais, ruiné et poussé à l’exil par la Terreur, il ne revient en France qu’en 1795. Il peut inaugurer son bateau à vapeur qui desservira le trajet fluvial entre Paris et Montereau. Veuf en 1829 et ruiné, il est hospitalisé à l’hôtel des Invalides et meurt du cholera, le 18 juillet 1832.
Beque
30 septembre 2021 @ 09:53
Maurice Jean Madeleine de Broglie (1766-1821) est né au château de Broglie. Il fut ordonné prêtre à Trèves, en 1792. Napoléon le nomma son aumônier et, peu après (avril 1805), évêque d’Acqui en Piémont mais le climat d’Acqui lui étant défavorable, il obtint deux ans plus tard sa translation à Gand. Napoléon publiant des décrets qui empiétaient sur les droits de l’Église et qu’il était impossible à l’évêque d’approuver, une lettre du ministre des cultes lui reprocha, dès le 10 août 1809, son peu d’attachement à l’empereur. Nommé membre de la Légion d’honneur, l’année, suivante, il n’hésita pas à refuser cette distinction parce que le serment que prêtaient les légionnaires lui parut impliquer l’approbation de la récente usurpation des États romains. Peu de temps après, Napoléon l’apostropha durement à ce sujet dans une audience et comme le prélat lui répondit, sans crainte, que sa conscience s’opposait à ce qu’on demandait de lui, l’empereur lui dit brutalement : « Votre conscience est une sotte ! » L’évêque apprenait ainsi qu’il était disgracié. Il est mort le 20 juillet 1821 et son corps repose dans la crypte de la cathédrale Saint-Bavon de Gand.
HRC
30 septembre 2021 @ 12:42
Merci à vous, Pistounette.
La loi de 1905 n’est pas bien vue ici de certains internautes, et c’est leur droit, mais elle a réjoui les descendants de Huguenots restés en France. Ils avaient la liberté de culte mais la rancœur dans le héritage aussi parfois.
750 000 personnes, c’est proche du vingtième de la population. Vauban a protesté. Mis à l’écart un temps, rappelé ensuite.
Ciboulette
30 septembre 2021 @ 19:29
Merci , Pistounette , pour l’histoire de cette île . Les ravages de l’intolérance !
Ciboulette
30 septembre 2021 @ 19:31
Il existe un film dont j’ai oublié le titre , qui reprend cette histoire de frère jumeau de Louis XIV , avec Leonardo Di Caprio dans les deux rôles .
Aldona
30 septembre 2021 @ 19:33
Merci Pistounette, pour tous vos reportages si passionnants
Carole 007
1 octobre 2021 @ 10:52
Article très intéressant, merci !