Alma Charlotte Corday Le Normand de Bretteville assise sur le « trône » de la reine Marie de Roumanie. Quelle drôle d’histoire ! C’est que cette femme hors du commun, avide de reconnaissance sociale, regardée de haut par la bonne société californienne, connut un destin digne d’un roman… un roman d’Edith Wharton par exemple. Voici le portrait de la « Grande Alma » (1881 – 1968), surnommée « l’arrière-grand-mère de San Francisco ».
Alma de Bretteville vers 1898
Cette jeune personne descendait de hobereaux normands, doublement émigrés : au Danemark d’abord, puis en Californie. Son père, Viggo de Bretteville, sans le sou, estimait que son joli nom le dispensait de se salir les mains dans une quelconque activité professionnelle.
La survie des Bretteville reposait sur les épaules de Mathilde, la mère d’Alma. Il fallut quitter la ferme familiale et se lancer à San Francisco dans la dure vie de l’entreprise : boulangerie, blanchisserie…
La « grande Alma » – sa taille dépassait allègrement 1m80 – dut quitter l’école à l’âge de 14 ans pour aider sa mère. Elle qui livrait le linge dans les résidences opulentes de Noble Hill ou de Pacific Heights en souffrit. Elle se jura qu’un jour, elle aussi, deviendrait riche. En attendant, pour financer les cours du soir destinés à combler ses lacunes, elle posait nue dans les ateliers d’artistes. Alma était déjà consciente de son pouvoir de séduction. Elle en profita pleinement.
Alma de Bretteville en 1900
La notoriété d’Alma s’étendit au-delà du petit milieu des artistes à l’occasion d’un scandale retentissant. L’affaire avait bien commencé pourtant : rencontre avec un mineur venu d’Alaska les poches pleines d’or, cinq semaines de cour assidue, des soirées torrides et une promesse de mariage…
Mais Charlie se ravisa et Alma lui intenta un procès… qu’elle gagna ! Avec le langage crû dont elle était familière, elle mit les amateurs d’humour scabreux dans sa poche en proclamant que sa défloraison valait bien 50 000 dollars (elle n’obtint en réalité que 1 250 dollars). Ses anciens amants rirent beaucoup, la bonne société de San Francisco poussa des cris d’orfraie.
Adolph B. Spreckels, (1857 – 1924). Fine Arts Museums of San Francisco
Résidence Spreckels à San Francisco
La liaison de Charlie Anderson et Alma avait duré cinq semaines, celle d’Adolph B. Spreckels, héritier de la plus grosse fortune sucrière de l’ouest américain, s’éternisa pendant cinq ans. Mais, comme toujours, Alma parvint à ses fins. Le mariage avec Adolph, son aîné de 24 ans qu’elle surnommait « Sugar Daddy », eut lieu en 1908… dans le plus grand secret !
Alma tenait sa revanche sur l’adversité : elle allait s’installer sur la colline de Pacific Heights, le quartier le plus huppé de San Francisco, dans une fastueuse maison dessinée par un architecte qui avait étudié à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris.
Dans une ville plus habituée au néo-gothique et au néo-Tudor, ce « Trianon néo-Gabriel » fit sensation. Achevée en 1912, la résidence Spreckels précède de peu la construction d’un autre édifice conçu comme un hommage à l’architecture française, le nouvel Hôtel de Ville, qui impressionnera les visiteurs de l’Exposition internationale Panama-Pacific.
Hôtel de Ville de San Francisco
Pavillon français à l’Exposition internationale de 1915
La France avait vu grand à l’Exposition internationale célébrant l’ouverture du canal de Panama : le gouvernement fit bâtir, sur les plans de l’architecte Joseph de Montarnal, une copie du Palais parisien de la Légion d’Honneur (Noblesse et Royautés vient de publier un beau reportage de Pistounette sur cet édifice).
L’évènement passa relativement inaperçu en France, entrée en guerre quelques mois auparavant. Le pavillon reçut toutefois un excellent accueil de la part du public californien. Adolph et Alma Spreckels comptèrent parmi les visiteurs enthousiastes et regrettèrent, à juste titre, la disparition programmée de cet édifice, véritable ambassade du goût français.
N’ayant peur de rien, Alma de Bretteville émit cette brillanté idée : pourquoi ne pas en construire une version permanente pour y abriter le musée des Beaux-Arts qui manquait tant à San Francisco ? C’est ainsi qu’il y eut dans cette ville deux « Palais de la Légion d’Honneur ».
California Palace of the Legion of Honor
Le « nouveau » Palais de la Légion d’Honneur fut construit grâce à l’opiniâtreté d’Alma et malgré l’hostilité des membres du club de golf de San Francisco qui voyaient leur terrain rogné de quelques arpents, dans un parc jouissant d’une vue grandiose sur la baie de San Francisco.
La Grande guerre avait retardé les travaux et l’institution, dédiée aux soldats californiens morts au champ d’honneur, ouvrit ses portes le 11 novembre 1924, six mois après la mort d’Adolph Spreckels.
Le maréchal Foch avait eu le temps, lors de sa visite à San Francisco en 1921, de planter un arbre du souvenir. L’arbre a survécu malgré les tempêtes et les séismes, y compris lors du terrible tremblement de terre de 1992 qui a sérieusement endommagé le palais.
Restauré après 1992, le Palais de la Légion d’honneur a retrouvé ses collections de peintures, sculptures et objets d’art. Le point fort demeure le bel ensemble de sculptures de Rodin, présentées en majesté dans la galerie axiale qui porte le nom des fondateurs. La passion d’Alma pour Rodin vient du choc qu’elle ressentit en visitant le pavillon français de 1915 où le sculpteur était à l’honneur. Elle voulut ses Rodin. Elle les eut grâce à l’entremise d’une amie célèbre, la danseuse Loïe Fuller.
Vous connaissez peut-être aussi les liens d’amitié qui unissaient la danseuse et la reine Marie de Roumanie. Voilà qui explique comment, le temps d’une exposition, Alma de Bretteville put s’asseoir dans le grand fauteuil-cathèdre conçu par la reine Marie en personne.
Marie de Saxe-Cobourg-Gotha, reine de Roumanie
Natalia Gontcharova, Étude pour le costume d’une princesse dans l’Oiseau de Feu, dessin aquarellé, 1926. Fine Arts Museums of San Francisco
Encouragé par son amitié avec Loïe Fuller, l’intérêt d’Alma pour la danse et le spectacle l’incita à collectionner toutes sortes d’œuvres d’art en relation avec ce thème. La mode était aux Ballets russes de Diaghilev : l’un des titres de gloire d’Alma fut l’acquisition d’un remarquable ensemble de dessins de Gontcharova, Larionov et Bakst, conservés aujourd’hui au California Palace of the Legion of Honor.
Alma Spreckels de Bretteville par sir John Lavery, 1932. Fine Arts Museums of San Francisco
Alma est décédée en 1968. Elle aurait été bien étonnée d’apprendre que « son » musée fusionnerait dès 1972 avec « l’autre » musée de San Francisco, fondé par la famille De Young, rivale des Spreckels.
« Les demoiselles De Young ? Nous sommes moins amies depuis que mon mari a fait feu sur leur père », avait coutume de dire Alma. L’histoire est véridique : les articles du San Francisco Chronicle, quotidien appartenant aux De Young, harcelaient régulièrement les Spreckels. Adolph, époux d’Alma, se rendit un jour dans les locaux du journal, brandit un revolver et tira sur Michael De Young… qui survécut heureusement à ses blessures.
Alma reprochait aux De Young d’avoir créé un musée aux collections hasardeuses et insignifiantes, qu’une situation magnifique, au cœur du Golden Gate Park, compensait à peine.
Aujourd’hui, la hache de guerre est enterrée. Le musée De Young, reconstruit par le tandem d’architectes bâlois Herzog et de Meuron après le tremblement de terre de 1992, et le California Palace of the Legion of Honor d’Alma de Bretteville forment les deux maillons d’un ensemble muséal de premier plan.
Salon doré de l’hôtel de La Trémoïlle, 1781. Fine Arts Museums of San Francisco
Une autre information qu’Alma ignorait en 1959 lorsque fut installé ce fabuleux décor au California Palace of the Legion of Honor, c’est sa provenance exacte. Il revient au regretté Docteur Bruno Pons de l’avoir identifiée : la boiserie avait été faite pour une prestigieuse demeure du Faubourg Saint-Germain, l’hôtel de Châtillon, emporté hélas par les travaux haussmanniens.
Ce décor date de 1781, année du mariage de Louise-Emmanuelle, fille et héritière du duc de Châtillon, avec le prince de Tarente, fils du duc de La Trémoïlle. Ce dernier profita de l’occasion pour s’installer confortablement chez sa belle-fille avec les siens ! Coïncidence, la duchesse de La Trémoïlle, mère du marié, n’est autre que la sœur du prince de Salm, qui fera construire dans ces mêmes années 1780, une somptueuse résidence, l’actuel Palais de la Légion d’Honneur, celui des bords de Seine !
Salon doré de l’hôtel de La Trémoïlle, 1781. Fine Arts Museums of San Francisco
Divine surprise dont rêve tout chercheur qui passe ses journées aux Archives nationales, la récente découverte de l’inventaire de l’hôtel de La Trémoïlle, dressé en 1790, a donné aux équipes du California Palace of the Legion of Honor toutes les garanties scientifiques pour la restauration du Salon doré.
Le résultat est éblouissant. Le beau mobilier de substitution s’adapte parfaitement aux boiseries. Prenant le contrepied des traditionnelles « period rooms » américaines où meubles et objets d’art sont entassés, les conservateurs du musée ont renoncé à tout tapis et aligné les sièges meublants en plusieurs rangées, conformément aux usages dans les pièces de parade des grandes demeures de la fin de l’Ancien Régime. Alma de Bretteville aurait apprécié ! (Sources : Fine Arts Museums of San Francisco – Merci à Benoît-Henri pour cet article).
DEB
12 octobre 2021 @ 05:07
Merci, Benoît – Henri.
Je ne connaissais pas cette personne.
Menthe
12 octobre 2021 @ 09:50
Moi non plus ! Les arrivistes ont existé de tout temps.
Intéressant, merci à Benoît-Henri.
Lunaforever
12 octobre 2021 @ 05:33
Drôle de vie d’une femme qui a réussi à décrocher son rêve.
Actarus
12 octobre 2021 @ 06:58
C’est rigolo d’avoir Charlotte Corday comme prénoms.
Jean Pierre
12 octobre 2021 @ 10:27
Oui, c’est Mara(n)t.
bambina
13 octobre 2021 @ 21:10
Bravo J.Pierre !!!
Trianon
12 octobre 2021 @ 10:38
Ça donne tout de suite les idées des parents ,j’ai une amie qui se prénomme Marie-Antoinette , c’est de la même veine .
Naucratis
12 octobre 2021 @ 11:01
Elle n’a pas eu l’heur de rencontrer le tennisman Marat Safin…
Bambina
12 octobre 2021 @ 16:58
Charlotte Corday touchante et courageuse
Trianon
13 octobre 2021 @ 11:33
Oui
Gérard
12 octobre 2021 @ 20:28
Autant dire que ses parents n’étaient pas révolutionnaires.
Roxane
12 octobre 2021 @ 07:29
Très intéressant ! Merci à Benoît-Henri ⚘
Anto
12 octobre 2021 @ 08:21
Super intéressant! Belle ascension Alma!
Marinella
12 octobre 2021 @ 08:22
Merci beaucoup pour cet article , histoire et humour qui commencent bien la journée .
J’ ai appris beaucoup de choses , sur cette dame dont j’ ignorais même le nom et sur ces beaux monuments de San Francisco . Quel personnage que cette femme !
JAusten
12 octobre 2021 @ 12:34
J’aime bien cette plume légère qu’utilise Benoît-Henri dans ses articles toujours instructifs.
Beque
12 octobre 2021 @ 09:29
A l’exposition universelle de San Francisco de 1915, Les artistes français exposés étaient, outre Rodin et son « Penseur », Manet, Degas, Monet, Renoir, Corot, Maurice Denis, ainsi que des jeunes artistes engagés dans la guerre et dont certains seront tués. La manufacture des Gobelins avait prêté des tapisseries représentant les Riches heures du duc de Berry, la vie de Jeanne d’Arc, les contes de Perrault mais aussi la série Alexandre. Dans un des salons aménagés dans la Section française, on organisa des rétrospectives La Fayette et Rochambeau avec, pour le premier, les meubles de la chambre de la marquise de La Fayette à la naissance du héros, son jeu de dames, son grand portefeuille rouge, un drapeau qui lui a été donné à son retour en Amérique, un simple drapeau fixé avec trois clous de tapissier a une hampe de bois. Et, pour Rochambeau, un fauteuil du maréchal, le grand cordon de l’ordre de Saint-Louis, un mortier donné au Royal-Auvergne dont Rochambeau était le colonel.
Il y avait aussi le Salon de la famille française, du Romantisme et du Tourisme où les grandes compagnies de chemin de fer présentaient aux Américains les plus beaux sites et monument de France.
Jean Pierre
12 octobre 2021 @ 10:31
J’ai découvert une histoire passionnante pour une ville qui ne l’est pas moins.
Aristocrate
12 octobre 2021 @ 10:56
Je n’ai pas encore tout lu mais ce sujet est une belle trouvaille. Témoignage intéressant de la belle époque où San Francisco, la plus européenne des villes américaines, avait une élégance et une frivolité semblable à Paris.
Lecetre
12 octobre 2021 @ 11:41
Merci pour moi une découverte
Patricio
12 octobre 2021 @ 11:55
Merci Benoît Henry, j’ai découvert cette dame et des monuments de San Francisco que je ne connaissais pas.
Amitiés
Patricio
Carolibri
12 octobre 2021 @ 13:03
Très intéressant . Merci
François
12 octobre 2021 @ 13:17
Merci Benoît-Henri.
Divertissant et étonnant,un régal.Normal avec le sucre!
Pistounette
12 octobre 2021 @ 13:22
Très intéressant reportage, merci Benoit-Henri
Claude
12 octobre 2021 @ 13:31
La famille le Normand de Bretteville était connue depuis le XIe siècle à Bretteville-le-Rabet près de Caen.
Une jeune Marie-Thérèse fut élève à Saint Cyr.
Charlotte Corday passa une partie de sa jeunesse chez sa tante, Mme de Bretteville à Caen.
Certains membres de la famille suivirent le futur Louis XVIII en émigration (aide de camp).
D’autres s’engagèrent auprès de souverains au Danemark ou en Norvège, où demeurent encore des descendants.
Stella NK
12 octobre 2021 @ 13:52
Merci à Benoît-Henri pour cet article fort intéressant.
Francoise CHAROUX
12 octobre 2021 @ 13:57
Quel plaisir de lire cette évocation « à l’américaine » d’une femme pleine de ressources… et qui prend fin en nous invitant à contempler de fabuleux décors !
Merci Benoît-Henri !
Pascal-Jean
12 octobre 2021 @ 14:50
Bravo et merci Benoît-Henri pour ce sujet très original ! J’ignorais ce que le California Palace of the Legion of Honor doit à cette Alma de Bretteville. La restauration du salon doré de l’hôtel de La Trémoïlle et la nouvelle présentation de son mobilier semblent magnifiques et donnent envie de se précipiter à San Francisco !
Mayg
12 octobre 2021 @ 15:50
Merci à Benoît Henri pour cet article intéressant n
Cosmo
12 octobre 2021 @ 20:18
Un de mes amis dont la famille appartenait à la haute société de San Francisco m’a raconté que sa grand-mère était venu passée quelques mois en Europe avec ses filles en 1911. Un jour son mari lui demanda de rentrer au plus tôt et de prendre le premier bateau pour les Etats-Unis. En femme libre, elle refusa et prit le second…bien lui en a pris car le premier était le Titanic…son mari lui envoya un télégramme de remerciement pour lui avoir désobéi et lui offrit de magnifiques émeraudes à son retour à la maison.
bambina
13 octobre 2021 @ 21:14
Histoire jolie
Caroline
12 octobre 2021 @ 23:49
Surprenant avec la lecture de ce portrait d’ une femme atypique comme Alma de Bretteville !!!
Michelle
13 octobre 2021 @ 01:47
Au moins elle a partagé avec les autres. Très intéressant a lire. Merci.
Nivolet🦝🐈🐕
13 octobre 2021 @ 10:15
Article plein d’esprit, très agréable à lire et parfaitement bien référencé. Merci infiniment Benoît-Henrin. J’espère que nous aurons le plaisir de vous lire à nouveau rapidement.
Pacific
13 octobre 2021 @ 10:17
Alma de Bretteville fut victime d’escroquerie par des Bretteville habitant la Drôme ayant fait croire que leur maison était le musée Bretteville. Alma y apporta bronzes et tableaux. Une de ses filles tenta de reprendre les biens de sa mère.
Nivolet🦝🐈🐕
13 octobre 2021 @ 13:48
Et ? Normalement possession vaut titre, vous connaissez la suite ?
Marnie
13 octobre 2021 @ 12:13
Un grand merci pour ce très intéressant portrait ! voilà donc d’où vient l’expression « Sugard daddy » ;) Et j’ajouterai que c’est ce musée que l’on voit dans « Sueurs froides » d’Hitchcock… j’avoue que bien que fana de ce film je n’avais pas fait le lien avec le palais de la Légion d’honneur… un article des plus instructifs sur plusieurs plans donc, encore merci !