Aéroport de Londres, jeudi 7 février 1952. Dans la brume grise et venteuse de cet après-midi d’hiver, une jeune femme mince et grave descend l’escalier de la passerelle de l’avion qui la ramène d’Afrique. Sa tenue sombre fait ressortir la pâleur de son teint.

Partie huit jours plus tôt en princesse héritière, c’est en reine que cette jeune femme, digne et droite, rentre chez elle. Son père, George VI a été retrouvé mort, la veille au matin, dans sa chambre du château de Sandringham.

Un groupe d’officiels en redingote et chapeaux hauts-de-forme, en tête desquels son oncle, le duc de Gloucester, l’attend au pied de l’avion. La reine salue les ministres présents qui tour à tour s’inclinent profondément. Elle adresse un sourire furtif et triste à Sir Winston Churchill qui serre sa canne et semble si ému qu’il ne peut murmurer qu’une banale parole d’accueil. Puis, escortée par le duc d’Edimbourg, elle s’engouffre dans la Daimler verte qui la conduit vers sa résidence de Clarence House.

Là, dans le grand salon, l’attend une vielle dame enveloppée de noir, regard sévère, visage livide : la reine Mary. Elle porte le deuil de son fils, le troisième, après John en 1919 et George, duc de Kent, en 1942, qu’elle voit mourir.

La veille, en fin de matinée, un coup de téléphone lui avait appris la terrible nouvelle. Elle s’était montrée si bouleversée que, craignant qu’elle ne supportât pas le choc, on fit prévenir sa fille, la Princesse Royale Mary, qui accourut en toute hâte. Cependant, pressée comme elle l’était, la princesse n’avait pas pris le temps de se coiffer avec le soin nécessaire et c’est avec quelques mèches en désordre qu’elle se présenta à sa mère. Et avant même d’avoir pu ouvrir la bouche, la Princesse Royale s’entendit dire : « Quand vous entrez chez la reine, il conviendrait que vous fussiez bien coiffée. »

Pour la veuve de George V, être reine était un devoir qui ne s’oubliait jamais, s’imposait à tous et en toutes circonstances. C’est cette leçon qu’elle a voulu léguer à sa petite-fille qui paraît à présent devant elle. Les deux femmes passent une demi-heure ensemble.

Puis, la reine Mary partie, Elizabeth fait appeler le secrétaire particulier de George VI, sir Alan Lascelles, afin qu’il lui explique les circonstances de la mort du roi son père. Elle écoute silencieusement, le duc d’Edimbourg à ses côtés.

Enfin, elle reçoit le duc de Norfolk et le Lord Chambellan, le comte de Clarendon, qui lui décrivent les formalités des funérailles. Elle appose pour la première fois sa nouvelle signature, Elizabeth Regina, au bas de l’acte autorisant l’exposition du cercueil royal à Westminster Hall.

Ce n’est qu’en toute fin d’après-midi qu’Elizabeth peut faire appeler Sandringham et s’entretenir longuement avec sa mère puis avec la princesse Margaret. Elle demande ensuite qu’on lui passe le prince Charles. Celui-ci parle avec tant d’excitation et de fébrilité de cette atmosphère étrange, conversations à voix basse, yeux rougis, sourires crispés et tout le monde en noir, qu’il voit autour de lui sans la comprendre tout à fait, que la reine ne peut s’empêcher d’éloigner un peu l’écouteur de son oreille. Charles demande à sa mère de venir le voir. « Je serai là demain », répond-elle.

Demain seulement, car la jeune souveraine doit encore se présenter devant le conseil privé pour être officiellement proclamée reine.

Le vendredi matin, à 9h45, Elizabeth II, en manteau d’astrakan et toque de velours noir, sort de Clarence House et, suivie à quelques pas par le prince Philip, se dirige à pied vers le Palais St James. Au moment où elle pénètre dans la salle du trône, les 175 membres du Conseil s’inclinent dans un même mouvement. Parmi eux, deux anciens conseillers de la reine Victoria, âgés de 88 et 83 ans. Une voix officielle retentit : Le roi est mort, vive la reine.

La reine signe les parchemins, puis, avec un marteau d’argent, fait le geste de défigurer l’empreinte de bronze (celle de son père) qui n’a plus cours. Après quoi, l’acte de proclamation est lu et la cire fondue pour un nouveau cachet. Enfin, la reine prend la parole : « Vos Altesses royales, Mes Lords, Mesdames et Messieurs. J’ai le cœur trop gros pour parler longuement. Je demande à Dieu de m’aider à accomplir dignement la tâche qui m’a été confiée si tôt dans ma vie. »

Elizabeth II regagne Clarence House sans assister à la proclamation publique faite du balcon de St James. Elle la suivra en compagnie de Philip grâce au poste de télévision qui vient tout exprès d’être installé dans le salon de sa résidence. Elle voit la foule massée devant le balcon. A 11 précises éclate le son des trompettes. Le duc de Norfolk, grand maréchal de la cour, apparaît au balcon, flanqué du roi d’armes de la jarretière et des hérauts, et déclare « Elizabeth II, reine de ce royaume et des autres royaumes et territoires qui lui appartiennent, chef du Commonwealth, défenseur de la foi ». L’orchestre entonne alors le God save the queen, et la foule se met à crier : Vive la reine, longue vie à la reine ! A la télévision, la retransmission dure 50 minutes.

En tout début d’après-midi, la Rolls de la reine franchit la grille de Clarence House et prend la route de Sandringham. Dès que la voiture royale est sortie de Londres, la reine demande au chauffeur et à l’officier de sécurité de passer à l’arrière. Philip prend le volant et elle s’installe à ses côtés. Juste avant l’arrivée à Sandringham, où sont massés reporters et photographes, chacun reprend sa place.

 

Elizabeth redoute de pénétrer dans la maison de son père, celle des souvenirs heureux devenue celle de sa mort. Quand la voiture s’arrête devant le porche couvert de lierre, elle est prise d’une légère défaillance. Elle appréhende la rencontre avec sa mère dont elle craint que le chagrin ne l’empêche de maîtriser le sien. Pendant quelques secondes, les deux femmes se considèrent, immobiles, les yeux dans les yeux. Au côté de la reine mère, la princesse Margaret s‘incline dans une profonde révérence. Mais au moment où la mère esquisse un pas vers sa fille, celle-ci ne résiste pas à l’émotion et vient se jeter dans ses bras.

La reine mère se ressaisit la première. Elle prend sa fille par le bras et l’entraîne à l’étage vers la chambre où repose le corps de George VI, en uniforme d’amiral de la flotte. Puis la reine mère se retire, laissant Elizabeth seule, en prières devant la dépouille mortelle de son père.

Lorsqu’elle redescend, la reine semble si bouleversée que le prince Philip la conduit jusqu’au salon voisin.Une demi-heure plus tard, quatre hommes descendent à leur tour, portant sur leurs épaules le cercueil royal qu’ils déposent sur un chariot. Précédée par un joueur de cornemuse, et encadrée par des torches tenues par vingt fermiers du domaine, la dépouille est conduite vers la chapelle Ste Madeleine. La reine et sa mère, toutes deux voilées de noir, marchant devant la princesse Margaret et le duc d’Edimbourg, suivent la procession. La nuit est presque tombée. Le vent qui souffle dans les sapins fait vaciller les flammes des torchères, le son aigre de la cornemuse et le hululement des chouettes se mêlent aux sanglots de Margaret et tout cela confère à la scène funèbre une ambiance particulièrement tragique.

Dans la chapelle, la reine, son époux, sa mère et sa sœur s’agenouillent. Puis, la reine mère, Philip et Margaret se relèvent et laissent la reine seule. Au bout de quelques minutes, Philip vient tapoter le bras de son épouse. Celle-ci tourne alors vers lui un visage hébété, semble réaliser qu’elle doit se reprendre et se relève à son tour. Et tous quatre refont, dans un douloureux silence, le chemin jusqu’au château.

Elizabeth se retire immédiatement dans sa chambre. C’est là, et seulement là, que la nurse lui amène ses enfants. On a appris à Charles à s’incliner devant la reine, baiser sa main et lui dire « Votre Majesté ». Ce qu’il fait consciencieusement, du haut de ses trois ans. Mais tout de suite après, se jette dans ses bras pour écouter les histoires de tigres et de gazelles que son père a rapportées du Kenya.

Le lundi 11 février, la famille royale quitte Sandringham pour Londres à bord du train spécial où a été installé le cercueil du George VI. Arrivé à la gare de King Cross, le cortège gagne directement Westminster. A l’entrée de la reine et de sa mère, deux gardes s’évanouissent. Elizabeth demeure impassible. Une reine n’a pas droit aux signes extérieurs des émotions. Dans la solennité glacée de la grande salle de Westminster Hall retentissent les quatre coups de l’horloge de Big Ben.

Aussitôt s’ouvrent les portes de chênes et les gardes s’avancent lentement, portant le cercueil royal. Se tenant très droite, la jeune reine suit la dépouille de son père sous les yeux de la famille royale au complet, des 625 députés de la Chambre des Communes et des 856 pairs de la Chambre des Lords.

A partir de ce moment, le roi, de nouveau, appartenait à son peuple. Elizabeth ne devait plus se recueillir devant ce cercueil jusqu’au jour des funérailles, le vendredi 15 février.

Et la jeune femme de pas encore 26 ans, qui avait montré qu’elle avait la dignité et la stature d’une reine, n’avait plus qu’à pleurer silencieusement, cachée au fond de son palais, ce père et ce roi dont Churchill a dit que sa mort avait « réduit au silence le vacarme du XXème siècle ». (Merci à Pierre Yves – Copyright photos d’archives et source : Paris Match)