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Autour d’une correspondance inédite « Carmen Sylva – Hélène Bibesco et Emile Gallé. » par Gabriel BADEA-PÄUN

« Inclinée par son éducation, par le milieu dont elle faisait partie et par son goût à apprécier les artistes des milieux académiques, des victoriens Lawrence Alma-Tadema (1836-1912) et Frederic Watts (1817-1904), au portraitiste munichois Franz von Lenbach (1836-1904) ou au sculpteur Reinhold Begas (1836-1911), la reine Elisabeth de Roumanie commença au milieu des années 1890, sans doute sous l’influence d’Hélène Bibesco (1854-1902), à s’intéresser aux créations de l’Ecole Art Nouveau de Nancy et tout spécialement aux œuvres d’Emile Gallé. L’étroite amitié entre la reine Elisabeth et la princesse Bibesco peut cependant paraître surprenante à ses débuts, vers 1873. Hélène était la fille du leader conservateur Emanoil Costake-Epureano (1824-1880) et l’épouse d’Alexandre Bibesco (1842-1911), le fils cadet de l’ancien prince régnant Georges Démètre Bibesco (1842-1848).

Le prince Charles Ier était très méfiant envers les familles ayant régnés dans les Principautés et surtout envers les Bibesco qui agitaient dans les cercles diplomatiques français leurs prétentions pour le trône roumain. Il n’encourageait pas non plus les relations amicales avec les familles des hommes politiques les plus importants, or le père d’Hélène était ministre de la justice et Président du Conseil des Ministres lorsqu’elle était revenue de Paris pour épouser Alexandre Bibesco. Cependant malgré ces contraintes que la famille régnante s’imposait et qui auraient pu transformer la rencontre entre de ces deux jeunes femmes en un simple échange d’amabilités mondaines celle-ci fut le début d’une amitié très forte grâce à la passion que les deux princesses nourrissaient pour la musique. Hélène Bibesco était en effet une brillante pianiste mondaine très connue pour ses concerts à Paris et Bucarest.

Encouragée par sa fidèle amie la reine Elisabeth commanda une tapisserie au jeune Aristide Maillol (1861-1944) en septembre 1894 pour laquelle elle lui paya la somme très importante pour l’époque de 1500 francs or. Le carton de celle-ci poétiquement intitulé Concert des femmes fut exposé à la galerie de Berthe Weill en octobre de la même année. La tapisserie fut brodée par Clotilde Maillol et son atelier entre 1896 et 1898, mais elle ne fut jamais livrée à la reine pour une raison inconnue

Peu de temps après, le 9 juin 1898, Hélène Bibesco, admiratrice déclarée d’Emile Gallé, écrivit au célèbre maître nancéen afin de lui présenter sa souveraine et lui commander un vase intitulé Edelweiss et qu’elle avait l’intention d’offrir à la reine. Le vase figure une fleur d’Edelweiss en marqueterie de verre dans un paysage alpin et est orné d’une inscription inspirée par Carmen Sylva « Les pensées ne valent que selon le silence d’où elles montent. Elisabeth. R. R. » A sa réception, la reine enthousiasmée écrivit à Hélène Bibesco : « Adorable vase arrivé des mains de Catherine en plein adagio du deuxième quatuor. Je pourrai en pleurer. La pensée, l’exécution, l’art, le grand amour, on ne sait ce qui est plus beau et plus bienfaisant ! Merci ! Mon petit glacier éclaire toute la chambre. Il me réjouit jour et nuit. Embrasse. Au revoir. Elisabeth. » Quelques jours plus tard, la reine remercia aussi Gallé en lui envoyant une longue lettre, reproduite intégralement dans l’annexe, qu’elle accompagna d’un bouquet d’Edelweiss et de son volume Monsieur Hampelmann publié un peu plus tôt dans l’année en collaboration avec Jean-Jules-Antoine Lecomte du Nouÿ chez le typographe de la Cour, Carol Göbl

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Le vase Edelweiss des collections royales est à présent perdu, cependant le musée de l’Ecole de Nancy conserve le projet aquarellé qui a servi pour sa création ainsi qu’un exemplaire de l’œuvre qui provient des collections du maître-verrier lui-même; un autre exemplaire qui a appartenu à Hélène Bibesco et passé récemment en vente chez Sotheby’s, New Bond Street, Londres. (NDLR : Ci-dessus, Franz Mandy, La Reine Elisabeth de Roumanie, tirage argentique, vers 1900, signée et datée : « Elisaveta, 1905 », collection Gabriel Badea-Päun, Paris. A la droite de la reine sur la tablette on distingue un exemplaire du vase Edelweiss.)

 

unnamedCi-dessus, il s’agit de l’exemplaire qui a appartenu à la Princesse Hélène Bibesco vendu chez Sotheby’s New Bond Street, Londres, le 2 avril 2008, lot n°128.

Un télégramme de la reine Elisabeth adressé à Hélène Bibesco et daté du 7 janvier 1901 suggère qu’une commande de petites pièces de mobilier a également été envisagée après la livraison du vase Edelweiss mais Carmen Sylva préféra en fait commander trois exemplaires différents du vase Cierge qu’elle avait reçu deux jours auparavant, comme nous laisse comprendre ce télégramme qu’elle adressa le 5 janvier 1901 à Gallé : « Le Cierge est arrivé. Un poème profond. Une prière en verre. Elisabetha ». Le vase des collections royales est malheureusement perdu également, cependant il fut souvent reproduit sur les portraits photographiques de la reine réalisés par Franz Mandy.

Dans un pneumatique, Hélène Bibesco s’empressa d’écrire à Gallé : « Sa Majesté désire que vous lui fassiez un certain nombre de veilleuses, 12 au moins, sur lesquelles on graverait une devise qu’elle vous enverra, un objet qu’elle voudrait rendre populaire comme une consolation et un secours pour beaucoup » Les trois nouveaux exemplaires commandés, perdus aujourd’hui, portaient chacun une inscription différente. Celui offert par la reine à sa mère, la princesse Marie zu Wied, et détruit lors du bombardement du château de Segenhaus pendant la seconde guerre mondiale, avait gravé sur sa base l’inscription  « Still flamme ». Celui de la princesse héritière Marie de Roumanie (1875-1938) était orné de la même inscription que celui de la reine : « Le cierge de la patience fait tomber goutte à goutte, brulantes sur nos pauvres efforts les larmes sous lesquelles se fond notre courage, mais qui divinisent les défaites visibles par la résurrection de la braise de notre âme ! ». Enfin celui de la jeune reine Wilhelmine des Pays-Bas (1880-1962)qui était montée sur le trône l’année précédente, portrait l’inscription : « Wache Landesmutter !  »

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Les archives de la succession Gallé restent malheureusement silencieuses sur deux autres commandes royales : la Coupe de Miel portant l’inscription : « Les ténèbres de la douleur engendrent la lumière de la résignation. E » (à présent au Musée National d’Art de Roumanie) et le vase à décor de toile d’araignée connu de nos jours sous le nom Carmen Sylva et portant sur son pourtour l’inscription : « Septembre de jour baisse, sois lumière oh mon cœur, Carmen Sylva » dont un exemplaire est conservé au Hida Takayama Museum of Art au Japon.

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Ci-dessus : Franz Mandy, Reine Elisabeth de Roumanie, tirage argentique, vers 1900, collection de SAS le prince zu Wied. A la gauche de la reine sur la tablette on distingue un exemplaire du vase Le Cierge

On espère que la publication de cette correspondance inédite entre la reine Elisabeth de Roumanie, la princesse Hélène Bibesco et Emile Gallé permettra dans l’avenir la localisation de ces œuvres réalisées par Emile Gallé pour la reine Elisabeth de Roumanie et va permettre la compréhension de la diffusion des œuvres du maître nancéen en Roumanie.

ANNEXE :

Lettre de la reine Elisabeth de Roumanie à Emile Gallé, datée du 14 février 1899, provenant des archives privées de la succession Gallé.

« Cher Monsieur Gallé,

Votre admirable cadeau m’a causé une de ces joies rares et profondes de la vie, qui vous remplissent l’âme de reconnaissance et de beauté. La petite boîte charmante ne me quitte ni jour ni nuit, depuis l’heure de son arrivée, je la tourne, je la retourne, je parle aux chères fleurs, parmi lesquelles les fleurs mourantes d’en dessous ont ma sympathie toute particulière, et puis je l’ouvre, et c’est tout un poème! Je frissonne quand mon œil plonge dans l’abîme, sur lequel vole et plane l’emblème de la résurrection, l’ami de la lumière, avec la chère devise, et puis je contemple l’autre, et les nuances exquises des tons de ce bloc de cristal, si éloquent, et si chaud!

Oh! Je ne saurais vous dire assez combien vous m’aviez fait plaisir, Monsieur, avec la peine que vous avez eue pour moi! Il me semble que je ne pourrai jamais assez vous le dire, mais comme vous connaissez le cœur humain, vous saviez tout le temps ce que vous apportiez de joie dans une vie solitaire et plutôt lourde, qui avait besoin d’être éclairée par la clarté de l’affection! Toutes les heures que l’on voue à quelqu’un sont senties et comptent, et portent en elles leur propre bénédiction! On dirait qu’elles accompagnent le don de leur vol léger et imperceptible. Aucune pensée qu’on a eue en travaillant n’est perdue! Elles vivent, et vivront toujours pour celui qui sait sentir!

Non, jamais je ne pourrai assez vous remercier! Les deux vases sont naturellement splendides! Comme vous sentez la nature! Combien elle est votre amie!

Je voudrais causer avec vous des fleurs, des arbres, de toutes ces choses touchantes qui nous entourent silencieusement, comme pour nous rendre le chemin de la vie moins raide et moins amer! Je plains beaucoup tous ceux qui sont privés par leur propre individualité ou par les circonstances, de ce baume, de cette consolation profonde et durable! Je suis plongée en ce moment dans la prose de Lamartine. Quelle lecture exquise, et comme on revient sur ses pas, pour faire durer la jouissance. Geneviève, le Tailleur de pierres, ah que c’est beau, et quel profond sentiment de la nature dans chaque mot! On s’y trouve, on respire l’air embaumé, et comme il n’a pas peur de décrire des êtres exquis, de nobles créatures, qui vous élèvent l’âme, au lieu de vous causer des nausées, par leur névrose et par la vulgarité de leurs sentiments! Notre époque se perd dans des impressions non douloureuses, mais malsaines, et non le côté sublime de la maladie, avec ses grands courages, son abnégation, son martyre utile aux hommes et réveillant les âmes, mais ce sont des histoires d’amers malades, sentant faux, ne comprenant plus ni Dieu, ni la nature, ni leur vie, non, je n’ai pas de patience avec cette recherche du malsain. On veut trouver du nouveau et l’on oublie que tout est toujours nouveau, tout ce qui sort des profondeurs de l’âme! Car aucun être n’est tout à fait comme l’autre. D’Annunzio, par exemple, a un talent admirable, mais qu’en fait-il! C’est à en pleurer! Pourquoi ne pas montrer à cette pauvre humanité combien elle pourrait être belle! Lamartine raconte la vie simple des êtres simples, sachant ni lire ni écrire, mais avec des âmes grandes comme des montagnes de patience, d’héroïsme, de dévouement! Je ne trouve pas que l’artiste est destiné à n’être qu’un miroir de ce qui l’entoure par hasard mais qu’il a le droit de choisir sa société, tout comme une maîtresse de maison qui ne laisse pas entrer tout le monde, qui n’aime pas qu’on salisse son vestibule, ou qu’on apporte un vilain parfum dans sa chambre! Ce sera toujours une énigme insondable pour nous, pourquoi Dieu permet tant de mal, tant de misère et d’horreur sur la terre, mais puisque nous ne pouvons rien contre, excepté de lui opposer le beau à tout ce mal, pourquoi le montrer encore une fois dans ce qui devrait être un objet d’art! Ces écrits me font l’effet de colonnes grimaçantes au milieu d’une église ou d’un temple grec. La nature a aussi produit des bossus, mais on ne trouverait pas de plaisir à les perpétuer. Si on avait une statue d’une femme avec la cancer au visage ou au sein, on pousserait des cris d’horreur, et l’on écrit des choses bien plus horribles que cela! L’art fait fausse route en se logeant dans les hôpitaux, et en prenant le scalpel pour instrument! On n’a pas encore compris la beauté de la forme et de la pensée, et il faut déjà la contorsionner pour la rendre intéressante! Un médecin m’a apporté un livre en quatre volumes, avec les plus horribles dessins des plus horribles maladies, et j’ai regardé cela avec beaucoup d’intérêt, jusqu’à ce que tout à coup j’aie senti que le cœur me tournait. Eh bien, il y a des livres de nos jours qui sont aussi écœurants que les plus horribles livres de médecine, et je ne crois pas qu’ils soient aussi utiles, car ils ne vous enseignent pas la manière de guérir. Plusieurs fois je demandai au médecin : Mais comment guérit-on cela? En le coupant! Alors coupez dans vos écrits ce qui n’est pas guérissable, car vous attristez sans aider et vous enseignez même des choses qui étaient heureusement restées ignorées!

Chaque beauté que l’on révèle est un hymne de reconnaissance envers le créateur, et chaque laideur que l’on représente est un péché, car on la perpétue au-delà de l’intention de celui qui l’a tolérée! Pendant que je vous écris, je m’arrête à chaque instant avec les yeux rivés sur votre cadeau, et je m’oublie dans sa contemplation! Et puis cela m’inspire de si belles pensées, justement au moment où l’on me prie de donner une contribution pour le livre qui sera imprimé moitié en français et moitié en roumain pour l’exposition. J’ai une si jolie idée, et je voudrais seulement trouver la forme la plus finement artistique. Il y a une rivière en Roumanie, qui charrie de l’or, et cet or appartenait autrefois à la Princesse du pays, la rivière porte le nom de Râul Doamnei, la rivière de la Princesse! Alors moi je voudrais faire la légende, et trouver l’origine de cet usage, qui doit venir d’une grande charité et d’un grand dévouement quelconque. Ce sera l’occasion de décrire le pays, avec toutes ses admirables couleurs.

Seulement je voudrais le faire bien, et vous savez qu’il y a des affres, et des douleurs d’enfantement à traverser, devant lesquelles on commence par un petit mouvement de recul et la sensation de vouloir s’épargner tant de tourment! Mais une fois que le sujet vous empoigne tout à fait, on ne sait plus si l’on souffre, on n’est plus qu’un instrument! Je voudrais vous montrer le coin où je travaille, en ce moment, il n’y a de lumière que sur mes mains, car il est à peine trois heures du matin, mais le jour il n’y a que lumière, puisque tout le plafond est en verre, et le plancher aussi, pour donner du jour en dessous, les murs sont bleu grisâtre comme du grès, et là-dessus foule de tableaux joliment éclairés. Les miroirs sont sans cadre, et s’enfoncent dans l’étoffe des murs, car ils n’ont d’autre but que de répéter les tableaux, et d’agrandir la pièce qui est par-dessus le marché un quinconce, car elle est faite d’une ancienne cour intérieure, et cela a été mon idée d’en faire un boudoir. Il y a un piano, et quatre tables à écrire, excepté la table au-dessus de ma couchette, moitié lit moitié divan, où j’écris, car pour le moment je suis obligée d’être toujours couchée, alors le bienfait de la machine est immense, sans parler de sa rapidité. On ne peut pas bouger dans cette chambre, mais ce n’est pas nécessaire, on y travaille seulement. Le vase avec l’Edelweiss se détache comme une glace, sur un magnifique tableau, représentant le Canal Grande, et je reste à rêver devant cette combinaison, bien des fois, quand je veux trouver une belle forme à une belle pensée! A vous de toute mon âme, et en vous remerciant chaque fois que mes yeux reposent sur le pur et le beau qui sortent de votre cœur et de vos mains. »