Nous avons déjà précédemment évoqué des ouvrages de Gabriel Badea-Päun, docteur en Histoire de l’Art de l’Université de Paris IV-Sorbonne qui a publié plusieurs volumes et une biographie de Carmen Sylva, la Reine Élisabeth de Roumanie (Bucarest, Humanitas, 2003; seconde édition 2007; troisième édition en 2008 et quatrième en 2010; les versions française chez Via Romana, Versailles, et allemande, chez Ibidem, Stuttgart, en 2011). Son livre, Portraits de Société XIX-XXe siècle, préfacé par Richard Ormond, publié en 2007 en version française par Citadelles et Mazenod, et en version anglaise sous le titre The Society Portrait from David to Warhol, par Thames et Hudson, (Londres) et Vendôme Press, (New York) a été couronné par le Prix du Cercle Montherlant-Académie des Beaux-Arts (2008). En 2009, son ouvrage Le Style Second Empire, Architecture, décors et art de vivre, Paris, Citadelles et Mazenod, 2009, a reçu le Prix Second Empire de la Fondation Napoléon par la princesse Napoléon.

 

Gabriel Badea-Päun nous présente aujourd’hui un recueil des pensées de la reine Élisabeth de son nom de plume « Carmen Sylva », avec une préface signée par le prince Radu de Roumanie et une postface très intéressante développée par l’auteur. « Sagesse d’une Reine » fut publié pour la première fois en 1882 et dans son actuelle version en 1888 chez Calmann-Lévy sous le titre « Pensées d’une reine ». Édité dans un format de poche très agréable pour la lecture, voici quelques extraits des pensées de la reine Élisabeth de Roumanie dite « Carmen Sylva » : « La souffrance est sensitive et clairvoyante. Le bonheur a les nerfs plus solides et l’œil moins juste », « C’est devant le silence éternel qu’on regrette beaucoup de paroles éphémères », « En art, il ne faut pas dire une vérité mais la vérité. C’est aussi difficile que dans la vie », « Le devoir ne fronce les sourcils que tant que vous le fuyez. Suivez-le et il vous sourit »… L’ouvrage se décline par des chapitres à thème : la vie, l’humanité, l’amour, le bonheur, la douleur, l’esprit, l’art, le devoir, l’orgueil, la politique et pensées diverses.

La reine Élisabeth de Roumanie est née princesse de Wied le 29 décembre 1843 à Neuwied. Fille du prince Hermann de Wied (1814-1864), chef de la famille princière et de la princesse Marie de Nassau-Weilburg (1825-1902). Elle épouse à Neuwied le 15 novembre 1869 le prince Karl de Hohenzollern, prince régnant de Roumanie et qui deviendra roi Carol I de Roumanie en 1881.

Pour mieux situer cette reine artiste que l’Histoire avait quelque peu oubliée, en raison notamment de la longue période de joug que vécut la Roumanie, Noblesse et Royautés a rencontré Gabriel Badea-Päun qui présentera cet automne son ouvrage « Sagesse d’une reine » chez Artis, la Maison culturelle belgo-roumaine à Bruxelles. Un entretien qui remet cette reine artiste dans son époque et son contexte historique et qui nous permet de mieux cerner grâce à l’analyse fine et pertinente de Gabriel Badea-Päun –qui vécut à proximité des châteaux royaux – l’évolution de la société roumaine dans sa perception de la monarchie depuis la période communiste à nos jours avec le retour en grâce des écrits de cette reine avant-gardiste et indéniablement moderne dans ses actes et ses pensées. Un entretien riche en informations, en analyse historique et en mise en perspective.

 

Noblesse et Royautés (N&R) : Vous êtes né près de Sinaïa et avez donc grandi près des majestueux châteaux de la famille royale de Roumanie, est-ce la raison de votre intérêt pour l’Histoire de la famille royale de Roumanie ?

GBP : Je suis né à Sinaïa et j’ai vécu pendant vingt-cinq ans dans une maison qui se trouvait à la lisière du parc du château. Cependant je n’ai pas pu le voir qu’à seize ans, après les événements de décembre 1989. Peut-être une brève explication est-elle nécessaire. Après 1948 et l’abdication forcée de Sa Majesté le Roi Michel, le domaine royal, composé du château Peleș, résidence du Roi Carol Ier et de la Reine Élisabeth, du château Pelișor, résidence du Roi Ferdinand Ier et de la Reine Marie, et du château Foișor, construit par le Roi Carol II à la place d’un modeste chalet, où vécurent le Roi Carol Ier et Élisabeth dans les années 1870 jusqu’à la construction du château, ainsi que ses dépendances, subit de nombreuses transformations.

Le château Peleș, considérablement appauvri par le transfert de la collection royale de peinture vers le tout nouveau Musée National d’Art de Bucarest, fut transformé en 1953 en musée des arts décoratifs. La visite commençait par plusieurs salles « anti-monarchiques » qui présentaient la dynastie des Hohenzollern et les règnes des quatre souverains qui se sont succédé sur le Trône roumain comme la plus triste époque de toute l’histoire roumaine. Le château conserva cette fonction de musée pendant vingt-deux ans. Le château Pelișor, un merveilleux ensemble de style Jugendstil, partiellement vidé de son contenu (de nombreux meubles furent envoyés comme décors pour les théâtres bucarestois), fut transformé en lieu de “création” pour les artistes et les écrivains agréés par le régime. En 1975 tout le domaine fut fermé aux visiteurs. Le château Peleș connut une ample restauration et les autres bâtiments furent transformés en résidence du protocole pour le couple Ceausescu et leurs dignitaires. Il fut rouvert en 1990 et rétrocédé à Sa Majesté le Roi en 2006, restant ouvert au public et accueillant depuis peu de temps des cérémonies de la Famille Royale.

Bien que vivant tout à côté, je ne connaissais les châteaux que par les images anciennes, les albums de mes arrière-grands-parents ou de mes grands-parents, par leurs histoires ou celles des voisins racontées maintes fois, un peu sous le manteau par crainte des possibles représailles. Évoquer quelques souvenirs d’antan, même si la plupart du temps il s’agissait d’anecdotes inoffensives, paraissait un vrai acte de bravoure. La Famille Royale n’était pas seulement bannie de son pays, elle devait être éliminée des consciences des Roumains, ou du moins présentée de la façon la plus négative possible. C’est sans doute grâce à ces petites histoires entendues dans mon cercle familial proche, et les plus âgés étaient aussi les plus bavards, que j’ai commencé à m’intéresser à l’histoire de la première reine de Roumanie. On peut ajouter un petit détail généalogique : mon arrière-arrière-grand-père, Vasile Paun, fut le professeur d’histoire et de langue roumaine du Prince-héritier Ferdinand au début des années 1880. Néanmoins jusqu’en 1990 c’était parler d’un passé fantasmé dans une réalité sombre.

N&R : Élisabeth de Roumanie, née princesse de Wied a connu une enfance assez triste avec la mort précoce de son père et la présence d’une mère autoritaire. Elle en devient introvertie et se consacre à la poésie et à la littérature. Peut-on dire qu’Élisabeth était une princesse (puis reine) en avance sur son temps car très indépendante ?

GBP : Il y a eu une évolution assez nette dans son comportement. La fille et adolescente triste, soumise aux ambitions de sa mère, la Princesse Marie de Nassau, l’épouse dévouée, la mère à jamais éplorée par la perte de son unique enfant, s’émancipe dans les années 1880. Devenue reine en 1881, écrivain connu grâce au succès de ses premiers volumes, l’objet d’une première biographie en 1883 par la baronne Natalie de Stackelberg, l’être introverti timide, cantonné dans les conventions du protocole, se transforme vers l’âge de quarante ans en un extraordinaire personnage extraverti. Même son apparence physique change. Elle se fait couper les cheveux courts, chose tout à fait inhabituelle pour les femmes à cette époque, qu’elles fussent de l’aristocratie ou du peuple. Elle osa également se créer une mode personnalisée. Sur de grandes robes-tuniques blanches en soie, parée de bijoux aussi grands que faux, dont seul l’aspect décoratif comptait, Élisabeth accommoda des dentelles, faites par elle en collaboration avec ses dames d’honneur.

Certaines de ces dentelles furent couronnées de prix lors des Expositions Universelles de Paris ou de Vienne. La Reine s’enveloppait de grands manteaux informes, souvent bordés de fourrures rares et s’affublait de petits chapeaux qui ressemblaient à des bonnets de nuit. Ces hardiesses vestimentaires provoquaient des sentiments mêlés d’étonnement, de pitié ou d’admiration, suivant l’état d’esprit et les témoignages de ceux qui la rencontraient. Elle attirait aussi les moqueries. Les photos d’époque confirment la diversité de ses tenues mais aussi sa capacité à se mettre en scène pendant les séances photographiques. Bien qu’elle eût beaucoup grossi après 1885, Élisabeth savait tirer parti de ses atouts et réussissait à cacher ses défauts physiques par des poses et des vêtements qui lui donnaient grande allure et correspondaient parfaitement au personnage qu’elle s’était inventé.

 

N & R : Élisabeth de Wied épouse tardivement pour l’époque (27 ans) le futur roi Carol I de Roumanie. Est-ce une union heureuse ? Trouve-t-elle en son époux un compagnon intellectuel ?

GBP : Pour le jeune prince Carol, les affaires de cœur avaient été toujours inopportunes et il désirait que le mariage fût traité en vitesse. Il voulait aussi échapper aux commentaires et aux objections de ses sujets, toujours possibles en cas de fiançailles prolongées. Enfin, il fut définitivement convaincu de son choix par l’apparente docilité qu’Élisabeth montra à sa mère, signe qu’elle pourrait être une épouse obéissante et sans prétentions.

Vers 1904, réfléchissant à son mariage, Élisabeth écrira dans une lettre adressée à Georges Bengesco, son biographe roumain : « Dans ma jeunesse j’avais la terreur de l’amour aussi m’en suis-je presque toujours éloignée comme d’une fatalité trop grande pour être supportée. Je ne crois pas à la possibilité d’un amour heureux, aussi je me suis mariée sans rien demander de ce genre », et elle ajoutait en outre : « Notre mariage ne fut point un mariage d’amour, mais une union basée sur un dévouement réciproque, sur le devoir et sur un désir fervent d’agir de notre mieux l’un envers l’autre et envers la nation sur laquelle mon époux régnait. »

N&R : La reine opte pour un pseudonyme « Carmen Sylva » pour s’adonner pleinement à sa facette artistique. Quelle est l’origine de ce pseudonyme ?

GBP : Les premiers essais poétiques de la princesse, publiés dans des journaux littéraires allemands, en 1878, furent signés avec les pseudonymes F. de Laroc (Femme de Carol) et E. Wedi (Élisabeth Wied), le pseudonyme Carmen Sylva ne paraît que sur son premier volume Sappho, en 1880, peut-être à la demande de Carol, pour démarquer nettement la poétesse de la Reine. Quant au choix de ce pseudonyme tous les biographes de la Reine s’accordent à raconter la même version. Pendant une audience au Palais, au début de l’année 1880, Vasile Alecsandri, le poète le plus en vue du moment, demanda à Élisabeth si elle avait choisi son nom de plume, car la publication de son premier volume était imminente. Elle avait pensé à prendre comme nom : carmen (le mot latin pour chant), hommage à la latinité de son royaume, mais un seul nom ne lui semblait pas suffisant. Pour être crédible, son pseudonyme devait être composé de deux noms. Elle essaya plusieurs autres mots latins. Elle crut un moment trouver la solution dans le mot avis, oiseau, mais sur la suggestion de sa dame d’honneur, Zoé Bengesco, elle y renonça vite et opta pour celui de forêt, sylva, qui lui rappelait évidemment la forêt de son enfance restée toujours si chère à son cœur. Et pour bannir toute équivoque sur la signification de son pseudonyme, elle tint à s’en expliquer clairement au début de son recueil Mon Repos (1882) :

« Carmen signifie: chant et Sylva : forêt

Chanté par elle-même, le chant de la forêt résonne

Et si je n’étais pas née dans la forêt

Pour redire ce chant, mon luth serait muet

C’est aux oiseaux que je l’ai emprunté

C’est la forêt qui m’a tout murmuré. »

N&R : De son union avec le roi Carol I naîtra une petite fille qui décède bébé. Est-ce que ce deuil cruel pousse encore davantage la reine Élisabeth à se plonger dans l’écriture ?

GBP : Cette brève et triste maternité, ainsi que l’impossibilité d’avoir d’autres enfants, a sans doute été une blessure d’Élisabeth qui n’a jamais guéri.

N&R : Comment était la vie à la Cour à l’époque du règne de Carol I et d’Élisabeth ?

GBP : Le protocole de la Cour était tout à fait semblable à celui des autres Cours européennes. Dans une interview donnée en 1906 pour la rubrique « La Vie sociale » de la revue Je sais tout, la Reine Élisabeth racontait son programme quotidien, la routine d’un jour sans cérémonie au château Peles. Sinaïa était pour elle le repos où elle goûtait une infinie douceur de vivre. Élisabeth se levait à 6 heures et travaillait jusqu’à 8 heures dans son bureau. Ensuite elle prenait son petit-déjeuner en tête-à-tête avec son époux, à qui elle lisait les télégrammes de la nuit et les journaux du matin. Les audiences avaient lieu de 10 à 11 heures. Puis à 13 heures avait lieu le déjeuner, où on mangeait très vite car, d’après le journaliste français, « les souverains sont laborieux et ennemis par conséquent de ces fastidieux et interminables banquets qui écourtent la vie des personnages officiels »… mais « les conversations générales sont difficiles car les convives sont toujours trop nombreux. » Après le déjeuner on prenait un café turc dans la salle de billard. C’était le moment de la causerie. Une petite sieste et la Reine reprenait de nouveau le travail jusqu’à cinq heures de l’après-midi, heure à laquelle le Roi venait prendre le thé chez elle. Après le dîner, cette dernière allait au théâtre ou bien organisait des séances littéraires. Le Roi, quant à lui, se délassait volontiers avec une partie de billard.

Pour organiser ses activités, la Reine avait une cour composée de deux dames d’honneur : Zoé Bengesco et Marie-Hélène Poenaro, une grande maîtresse des robes, une sorte de maréchale de sa cour, Olga Mavroyeni, un secrétaire et une lectrice. Les dames d’honneur organisaient ses audiences, lui tenaient compagnie ou lui faisaient la lecture, ou encore brodaient à ses côtés et l’informaient des dernières rumeurs de la haute société. À ce personnel payé on ajoutait, d’après une ancienne coutume du pays, plusieurs filles de la noblesse ruinée, afin de leur permettre de faire leur entrée dans le monde et de se marier honorablement.

Deux fois par an le Roi et la Reine voyageaient à l’étranger, souvent séparément, pour voir leurs familles en Allemagne, à Sigmaringen ou à Neuwied, pour des cures de santé, à Bad Ischl pour le Roi et à Domburg (dans les Pays-Bas) et dans l’île de Wight pour la Reine, ou pour répondre aux invitations reçues d’autres Cours.

N&R : « Carmen Sylva » fréquente les artistes, notamment des artistes parisiens mais n’a paradoxalement jamais foulé le sol français lorsqu’elle est devenue reine. Pouvez-vous nous parler de ces amitiés artistiques ? Dans ses lettres à son frère, Vincent Van Gogh fait aussi référence aux écrits de Carmen Sylva.

GBP : Élisabeth avait résidé à Paris en famille en 1853 et ensuite en 1867 à l’occasion de l’Exposition Universelle en accompagnant sa tante, la grande-duchesse Hélène de Russie. Cependant après son mariage avec le prince Charles elle n’est jamais revenue, même si son arrivée était souvent annoncée vers 1900 en une des journaux français.

Ses ouvrages, une quarantaine – dont certains sont de vrais best-sellers –, furent publiés en français, et couronnés de prix par les académies du monde entier dont l’Académie française, pour ses Pensées d’une Reine, parues en 1888 chez Calman Lévy. Ils circulèrent beaucoup dans le monde intellectuel francophone, et le fait que Vincent van Gogh cite ses Pensées à plusieurs reprises dans ses lettres adressées à son frère et à sa sœur est la preuve de la popularité des écrits de la Reine.

Ses ouvrages lui attirèrent l’amitié de personnages célèbres. Impressionné, Pierre Loti en traduisit quelques-uns, corrigea le manuscrit directement écrit en français de Pensées d’une Reine et la rencontra à plusieurs reprises. Frédéric Mistral la nomma reine de ses Félibriges. Catulle Mendès, Octave Feuillet, Sully Prudhomme, Leconte de Lisle et Guy de Maupassant se déclaraient heureux de se voir traduits en allemand par elle. Charles Gounod lui proposa de mettre en musique les vers de son cantique La Trinité, mais il mourut avant d’avoir réalisé son rêve. Emile Gallé créa pour elle de magnifiques vases.

La Reine Élisabeth avait en outre un grand sens de la communication moderne. Elle adressait de nombreuses missives à des gens très connus qui furent souvent ses laudateurs. Ces derniers l’introduisirent dans des cénacles très fermés comme ceux de la Revue des Deux Mondes ou des Annales Politiques et Littéraires.

N&R : Carmen Sylva reçut le Prix Botta en 1888. Pouvez-vous nous en dire plus ?

GBP : Sans doute par l’entremise de Loti, l’Académie française décerna à la Reine le prix Botta le 16 novembre 1888, distinction qui la rendit très heureuse. Ce prix quadriennal a été fondé en 1875, mais fut attribué seulement à partir de 1883. Il existera jusqu’en 1985. Il avait été créé sur un don d’Anne Charlotte Lynch-Botta avec le but d’encourager « la publication d’ouvrages de morale et de philosophie sociale pour l’amélioration de la condition des femmes ». Madame Botta était irlandaise d’origine, militante féministe et politique, mariée à un philosophe italien, établie à New York où elle tenait un salon littéraire très couru où se croisait toute l’élite artistique de la ville, des écrivains comme Edgar Allan Poe, Ralph Waldo Emerson, Bronson Alcott, Andrew Carnegie et beaucoup d’autres. Elle laissa plusieurs recueils de vers et un Manuel de littérature universelle (1860) qui fut longtemps utilisé dans les écoles américaines.

 

Dans son rapport à la séance annuelle de l’Académie française, Camille Doucet, le secrétaire perpétuel, disait : « Le nouveau prix Botta ne pouvait être inauguré dans des conditions plus favorables, plusieurs ouvrages composés par des femmes s’étant fort à propos présentés à ce concours, comme si l’Académie les y eût spécialement convié. L’un d’eux… – celui-là mérite à coup sûr une attention particulière. Intitulé Pensées d’une Reine, il venait à nous sans bruit, comme tous les autres, signé d’un nom charmant mais modeste, qui voulait nous dissimuler sa véritable origine : Carmen Sylva ! Ce faux nom, déjà très célèbre à Paris comme à Bucarest, aucun de nous ne l’ignorait. Ces pensées étaient bien les Pensées d’une Reine ; d’une Reine amie des lettres et des arts, philosophe et poète ; femme avant tout, qui semble parler d’elle même quand elle dit : « Il y a des femmes majestueusement pures comme les cygnes ; froissez-les : vous verrez leurs plumes se hérisser pendant une seconde. Puis elles se détourneront silencieusement pour se réfugier au milieu des flots. » Que Votre Majesté ne se détourne pas, Madame, et que vos plumes blanches ne craignent pas d’être froissées. Ce qu’elles ont écrit avec tant de grâce, ce que votre aimable esprit leur a dicté si délicatement, a reçu de l’Académie l’accueil que la Reine ne réclamait pas, mais que méritait l’auteur pour la noblesse de ses sentiments, comme pour la distinction de son style, d’une rare finesse et d’une élégance toute française. » Une médaille d’honneur, une grande médaille d’or, fut donc décernée par l’Académie aux Pensées d’une Reine. A présent elle est perdue, même si on la connaît parce qu’elle est représentée sur le portrait allégorique de la Reine Carmen Sylva écoutant les voix de la forêt peint en 1898 par Jean-Jules-Antoine Lecomte du Nouÿ, à présent au château Peles de Sinaïa. En même temps, grâce à la donation de Madame Botta, deux autres prix de 2500 francs étaient accordés à Arvède Barine, pour Portraits de femme et Anaïs Ségalas, pour Poésies pour tous.

Le volume connut plusieurs versions en allemand sous le titre : Vom Amboss (Sorti de l’enclume, 1890). Il fut augmenté de nouveaux aphorismes issus du journal personnel de la Reine ; en néerlandais sous le titre Gedenksboekje Gedachten uit Carmen Sylva’s Werken (Petit extrait de pensées issues des Œuvres de Carmen Sylva, en 1889, 1892, 1895) et en roumain sous le titre Cugetarile unei Regine (Les Pensées d’une Reine, 1889, 1910, 1939 et plus récemment en 2001).

Enchantée par le succès de ses pensées, Carmen Sylva continua le restant de sa vie à pratiquer ce genre littéraire et publia en 1912 à Bucarest, en français, un nouveau volume intitulé Aliunde, réunissant 2125 pensées, dédié à Catherine Exarcho, née Kostke-Epureano, la sœur de sa grande amie la princesse Hélène Bibesco, qui fut longtemps à ses côtés à la Cour, mais l’ouvrage passa presque inaperçu.

Souvent la Reine se plaisait à écrire d’une belle calligraphie sur des photos ou des cartes postales à son effigie en les donnant à ses proches, à ceux qui visitaient la Cour, les envoyant à ses correspondants qui la sollicitaient, ou même en les vendant afin de financer les œuvres charitables qu’elle patronnait, comme ce fut le cas lorsqu’elle lança le projet du Foyer Lumineux à Bucarest, un quartier entourant une école destinée aux malvoyants. C’était souvent, comme dans le cas de notre recueil, des aphorismes imprégnés d’un bon sens aigu et d’une lucidité percutante, parfois même cruelle, qui dénotaient la conception plutôt pessimiste et désenchantée que leur auteur avait du monde. Ses pensées dévoilent peut-être mieux que tous les autres écrits de Carmen Sylva, fussent-ils des œuvres littéraires, lettres ou journaux intimes, les innombrables facettes, souvent en contradiction avec sa position sociale ou avec sa conscience intime.

N&R : Pour vos précédents ouvrages biographiques consacrés à la reine Élisabeth de Roumanie, vous avez effectué des recherches au château de Neuwied. La reine y a-t-elle laissé une empreinte historique et artistique ? Qu’en est-il des archives la concernant en Roumanie ?

GBP : Il existe dans les archives princières de Neuwied des correspondances que la Reine a entretenues avec sa famille, ainsi qu’un grand nombre de photos. Cependant les archives de Bucarest sont beaucoup plus riches. Les Archives nationales conservent ses documents officiels, ceux de membres de sa cour, quelques manuscrits littéraires et un fragment de son journal des années 1890. Dans les collections de la Bibliothèque de l’Académie roumaine on retrouve de nombreuses correspondances qu’elle avait échangées avec des personnalités roumaines ou étrangères, dont son biographe Georges Bengesco, une mention spéciale pour ses lettres citées plus haut, et un très grand trésor photographique, peut-être des centaines de portraits. Une bonne partie a été exposée en 1993, lorsque avec M. Adrian-Silvan Ionescu, alors directeur du Musée d’Histoire et d’Art de la Ville de Bucarest, a été organisée la première exposition consacrée à la Reine Élisabeth, entreprise bien courageuse pour l’époque et qui eut un grand succès public. La Bibliothèque nationale de Roumanie renferme dans ses réserves beaucoup de photos et un très étonnant volume anniversaire, offert à Carmen Sylva en 1913, hommage d’écrivains autrichiens à l’occasion de son soixante-dixième anniversaire ; parmi les poèmes, l’un est signé Rainer Maria Rilke.

N&R : Qu’est-ce qui vous a motivé à publier « Sagesse d’une Reine » ? 

GBP : Lorsque j’ai publié la biographie de la Reine j’avais choisi de mettre en exergue de chaque chapitre une pensée issue de ce recueil, car je trouvais que Carmen Sylva avait vraiment l’art de la formule et des aphorismes pleins de bon sens. Cependant je ne croyais pas une nouvelle édition possible. C’est l’éditeur, Benoît Mancheron, qui, séduit par ce florilège de sagesse, m’encouragea à entreprendre le travail de présentation, et je lui suis très reconnaissant.

N&R : Y a-t-il des différences avec les premières publications au niveau des textes présentés ?

GBP : La première édition était précédée d’un frontispice avec le portrait de Carmen Sylva gravé par le peintre Adolphe Lalauze d’après un portrait à l’huile de la Reine réalisé par George Peter Alexander Healey en 1881, à présent au Musée National d’Art de Bucarest. Il contenait à part une préface assez maladroite de Léon Ulbach, dans laquelle il comparait l’auteur à La Rochefoucauld et La Bruyère, 235 pensées divisées en plusieurs chapitre thématiques : L’Homme, La Femme, L’Amour, L’Amitié, Le Bonheur, Le Malheur, La Souffrance, La Vie, La Nature, L’Esprit, La Vertu, L’Art, L’Orgueil, La Politique, Pensées diverses. Par rapport à la première édition, la nouvelle édition, dont le manuscrit fut corrigé par Loti, n’a ni la préface de Ulbach, ni le portrait de l’auteur, renferme 344 pensées, dont 175 nouvelles, 169 empruntées à la première édition ; 67 pensées de ce dernier texte n’ont pas été reproduites dans l’impression de 1888. Les pensées sont divisées thématiquement : La Vie, L’Humanité, L’Amour, Le Bonheur, La Douleur, L’Esprit, L’Art, Le Devoir, L’Orgueil, La Politique, Pensées diverses.

N& R : Élisabeth de Roumanie : souveraine, artiste mais aussi généreuse mécène de son temps. Sur sa cassette personnelle et avec l’héritage de la famille princière de Wied, elle fonde la « Foyer lumineux » destiné aux personnes malvoyantes. Pouvez-vous nous parler de ce projet avant-gardiste ? Qu’est-il devenu ? 

GBP : L’idée de la fondation de cette colonie, poétiquement appelée Le Foyer Lumineux, naquit vers 1898. Touchée par la triste existence de Bertha Galeron de Calonne, femme d’Albert Galeron un de ces architectes expatriés qui travailla pendant plus de cinq ans à Bucarest et construisit la Banque Nationale et surtout l’Athénée roumain devenu depuis l’emblème de la capitale. Bertha perdit la vue et devint sourde en 1870 à la suite d’une fièvre typhoïde, une surdité qui ne cessa de s’aggraver jusqu’à la fin de sa vie pour l’ancrer définitivement dans le monde du silence. Les sœurs de Saint-Vincent de Paul qui la prirent comme pensionnaire dans leur institution surent lui donner l’instruction spéciale destinée aux jeunes aveugles et parvinrent même à lui enseigner la musique. Dans ce monde des ténèbres, la poésie et la musique apportèrent à cette jeune femme intelligente l’ineffable consolation. Elle se consacra à la poésie après la mort de son premier enfant. Ces tragédies nourrissent ses poèmes, publiés pour la première fois en 1890 dans le recueil Dans ma nuit, qui reçut le prix de l’Académie française sept années plus tard, lors de la deuxième édition augmentée, lorsqu’il fut aussi préfacé par Carmen Sylva.

C’est seulement en 1902 que la Reine commença à s’en occuper activement. Être aveugle et pauvre dans la Roumanie de 1900 signifiait être réduit à la mendicité. Pour intégrer les aveugles de toutes confessions et nationalités, et leur donner une chance de vivre décemment, elle imagina un quartier de maisons petites mais coquettes situées dans la banlieue Est de Bucarest, construites avec les fonds d’une société caritative qu’elle patronnait, où les aveugles pourraient travailler et s’instruire avec l’aide d’une école pourvue d’une vaste bibliothèque en Braille.

Dans ce projet, la Reine fut aidée par un ancien typographe, du nom de Théodoresco qui, affligé d’une cécité complète, chercha longtemps à améliorer les techniques d’impression à l’usage des aveugles. Il inventa pour cela une presse plus performante. Avec la machine Théodoresco, un aveugle pouvait imprimer jusqu’à cinq mille pages par jour ! La Reine préconisa même vers 1907 d’imprimer des livres en Espéranto afin que tous les aveugles puissent se comprendre entre eux plus facilement. L’idée d’une langue universelle l’enthousiasma si fortement qu’à partir de 1908 elle devint la présidente d’honneur de la Société d’Espéranto roumaine et plus tard, en 1910, de la Société Européenne correspondante.

Pour rassembler les fonds nécessaires à la construction de cette colonie, la Reine mit en place un large dispositif publicitaire. Elle donna des interviews aux journaux roumains et étrangers et invita tout le monde à faire des donations. Par l’intermédiaire de la revue française Femina, de circulation européenne à l’époque, et qu’Élisabeth trouvait admirable pour sa contribution à l’extension de la littérature féminine, elle proposa aux collectionneurs d’autographes une carte postale ornée de l’une de ses pensées « moyennant une somme de 5 francs minimum. » Il n’y avait en revanche pas de maximum. Elle présenta même son projet au Président des Etats-Unis, Théodore Roosevelt, qui se disait son admirateur depuis qu’il avait lu The Rhapsod of the Dâmbovitza, le volume de ses traductions de poésies populaires roumaines réalisé avec Alma Stretell. Dans une lettre qu’elle lui adressa le 12 octobre 1905, Élisabeth lui expliqua son ambition : « Mon dernier grand projet porte sur l’aide aux aveugles… Il y a plus de quinze mille jeunes qui ont perdu la vue dernièrement suite a une fièvre égyptienne qui nous est très peu connue. Un typographe, lui aussi victime de cécité, vient d’inventer une nouvelle machine qui peut imprimer pour les aveugles et mon valet a repris cette invention… Nous avons le brevet pour cinq pays y compris pour les Etats-Unis, et on espère qu’avec l’argent gagné on pourra jeter les bases de ce que j’appelle la cité des aveugles. Avec cette machine un aveugle pourra imprimer jusqu’à cinq mille pages par jour. C’est le début d’une nouvelle vie pour les aveugles de partout ! Les commandes pour les machines ont commencé déjà à arriver et nous avons aussi commencé la construction de notre colonie avec deux-trois familles. On a commencé avec les parents, mais les enfants suivront. Une école sera très utile, mais pour le moment une telle entreprise est très chère. Mon projet est socialiste, peut-être utopique, mais s’il vous intéresse, je peux vous envoyer un plan plus détaillé. » Même si la correspondance avec Roosevelt paraît avoir été plus riche, on ne connaît pas sa contribution exacte dans la réalisation de son dessein. La vente de la presse Théodoresco fut un succès réel et important. Des machines furent vendues jusqu’en Australie !

Mais comme les produits des dons et des ventes n’étaient pas suffisants elle engagea aussi ses fonds personnels, en l’occurrence la somme de 46.000 francs, soit plus de la moitié de son revenu annuel, qui était de 82.000 francs. Les fonds consentis sur sa liste civile étaient de 72.000 francs. Après la mort de sa mère, en mars 1902, Élisabeth avait hérité entre autres du château de Segenhaus. Mais pour que la bâtisse ne soit pas vendue, son frère Guillaume de Wied lui avait proposé une rente annuelle de 10.000 francs en échange de la cession de l’immeuble. Les quatre premiers pavillons furent construits en 1906, le premier pavillon fut inauguré le 1er juin 1906, et lorsque l’entreprise cessa à la mort de la Reine en 1916 une cinquantaine de maisons étaient réalisées. Le Foyer Lumineux perdit sa vocation en 1948 lors de l’arrivée au pouvoir des communistes, qui reconnaissant cependant son rôle social récréèrent sur ses cendres sept ans plus tard, en 1956, une fondation étatique pour les personnes malvoyantes. A présent le bâtiment de l’École accueille toujours des personnes malvoyantes et le souvenir de la Reine et de son action est à nouveau évoqué. La biographie que je lui ai consacrée a été enregistrée en livre-audio et des concours sur la vie de la Reine tirés de cet ouvrage sont régulièrement organisés.

N&R : Dans la préface de « Sagesse d’une Reine » rédigée par le prince Radu de Roumanie, le prince cite la reine Anne de Roumanie qui s’exprime par rapport à la reine Élisabeth en ces termes : « La reine Élisabeth a vécu presque un demi-siècle dans le pays, elle a donc pu être proche du peuple roumain durant toute une époque, riche et importante dans l’histoire de la nation roumaine. Elle a vécu avec discrétion, cependant ses chagrins, ses espoirs, ses idéaux et ses déceptions restent gravés dans le cercle e la vie roumaine ». Quelle place pensez-vous que la reine Élisabeth occupe dans l’histoire de la royauté en Roumanie? Est-ce au final la reine ou l’artiste qui a le plus marqué ?

GBP : Je pense qu’après sa disparition l’image de la Reine Élisabeth s’estompa graduellement, laissant la place à la construction d’une autre, celle de la nouvelle Reine Marie, la reine guerrière, celle de l’épopée de la réalisation de la Grande Roumanie. Dans l’imaginaire roumain de l’entre-deux-guerres son souvenir fut surtout associé à son action culturelle et parfois à son romantisme qu’on trouvait alors ridicule dans ses excès. Le régime communiste installé en 1948 détruisit ses effigies, ses portraits peints et sculptés : s’ils ne furent pas anéantis, ils furent enfouis dans les réserves des musées d’où ils devaient ne jamais ressortir. Il interdit aussi toute référence à son œuvre littéraire, classée dans des fonds spéciaux de bibliothèques, inaccessibles. Les rarissimes fois où son nom était mentionné étaient liées au généreux mécénat dont elle fit profiter le compositeur Georges Enesco. Cependant, lors des restitutions historiques qui suivirent les événements de 1989 sa figure resurgit. Plusieurs de ses volumes furent publiés, des expositions, des thèses et des biographies lui furent consacrées. Une nouvelle image, peut-être plus sereine, plus proche du rôle qu’elle joua, celui de mécène et protectrice de l’art, est en train de s’établir dans la conscience collective.

 

N&R : Comment a réagi la famille royale de Roumanie à l’annonce de la parution de « Sagesse d’une Reine » ? 

GBP : Je sais que le livre est parvenu au Palais Elisabeta il y a deux jours et j’ose espérer qu’il provoquera l’intérêt de la Famille Royale.

N&R : Avez-vous de futurs projets d’écriture encore en lien avec l’histoire de la monarchie roumaine ? 

GBP : Oui, peut-être que vers la fin de l’année paraîtra à Bucarest un album richement illustré consacré à Carmen Sylva.

N&R : Comment peut-on se procurer « Sagesse d’une Reine » ? 

GBP : Le recueil de pensées est diffusé par toutes les grandes librairies de Paris, notamment Galigniani, ainsi que par des chaînes comme FNAC, Amazon, etc. Les libraires français peuvent s’adresser au diffuseur Salvator, les libraires étrangers doivent contacter directement l’éditeur Via Romana (5 rue du Maréchal Joffre, 78000 Versailles, France, via.romana@yahoo.fr).

« Elisabeth de Roumanie, Carmen Sylva. La sagesse d’une reine », Gabriel Badea-Päun, Via Romana, 2013,   p  (Un tout grand merci à Gabriel Badea-Päun pour cet entretien – Copyright photos : collection GBP)