En juin 1789, elle dîne à La Malmaison chez la comtesse du Molay, épouse de Jacques-Jean Le Couteulx du Molay, riche financier et négociant. Le couple avait acheté La Malmaison en 1771, qu’il revendirent à Joséphine de Beauharnais en 1799.
Il y recevait les beaux esprits précurseurs de la Révolution, dont l’abbé Siéyès. “ M. de Molay hurlait contre les nobles ; chacun criait, pérorait sur toutes choses propres à opérer un bouleversement général ; on eût dit un vrai club et ces conversations m’effraient horriblement.”
Ci-dessus : Le Serment du jeu de Paume par David – Musée Carnavalet
Le 5 mai avaient été ouverts les Etats-Généraux et le 20 juin avait lieu la séance du jeu de Paume. La tentative du roi de rétablir l’ordre se vit opposer la fameuse réponse de Mirabeau : “ Nous sommes ici par la volonté du peuple et nous n’en sortirons que par la force des baïonnettes.” Ce fut le premier coup porté à l’ordre divin de l’autorité royale. Le 14 juillet la Bastille était prise, ce fut le second coup.
La prise de la Bastille par Jean-Pierre Houet
Au centre, on peut voir l’arrestation du gouverneur de la Bastille le marquis de Launay.
C’est depuis Louveciennes, chez la comtesse du Barry qu’Elisabeth entendit les coups de canon tirés dans Paris. “Si Louis XV vivait, sûrement tout cela n’aurait pas été ainsi” fut le commentaire de la comtesse.
Mais tout se précipite. Après l’assassinat le 22 juillet de l’intendant de Paris, Berthier de Sauvigny, et son beau-père, par une foule en délire, à coup de baïonnettes, de cœur arraché, et de tête décapitée portée sur une pique, Versailles se vide. Le prince de Condé, les Polignac, le comte d’Artois et le comte de Vaudreuil gagnent l’étranger.
Le 20 août, malgré tout, s’ouvre le Salon de peinture. Elisabeth y expose des tableaux “neutres” comme le portait de Tipoo-Sahib, Hubert Robert, Melle Brongniart, Madame Rousseau. Il y a toutefois le portrait du Dauphin et celui de la duchesse d’Orléans.
Mais les belles aristocrates et les beaux gentilshommes n’y figurent plus. L’attaque du portrait d’un enfant ou de la femme du prince qui a pris fait et cause pour la Révolution n’est pas à craindre.
La duchesse d’Orléans en 1789 – Musée des Beaux-Arts de Marseille
Louis-Charles de Bourbon, duc de Normandie puis Dauphin, en 1789`
Mais la peur est là. Elisabeth Vigée-Lebrun n’a-t-elle pas magnifié ces nobles, aujourd’hui détestés, n’-a-t-elle pas été complice de leur train de vie en les glorifiant en peinture ?
Sa maison du Gros-Chenet fut attaquée. Elle-même fut l’objet de menaces. Sa vie était en danger, elle devait se cacher. Ses amis Brongniart, l’architecte, et sa femme habitaient les Invalides. Ils la conjurèrent de venir se réfugier chez eux. Et c’est dans une voiture à la livrée du duc d’Orléans qu’elle y est conduite.
Ensuite le beau-père de son frère, Monsieur de Rivière, jouissant du statut de diplomate, la reçoit chez lui. Elle y reste de deux semaines.
Rue de Paris en 1789
Devant l’agitation qui s’accroissait, elle prend la décision de quitter Paris et la France. Au moment du départ, sa voiture chargée et prête à y montrer, “ Je vis entrer dans mon salon une foule énorme de gardes nationaux avec leurs fusils. La plupart d’entre eux étaient ivres, mal vêtus, et portaient des figures effroyables. Quelques-uns s’approchèrent de moi et me dire dans les termes les plus grossiers que je ne partirai point, qu’il fallait rester.”
Heureusement dans le groupe il y en avait deux qui ne lui voulaient pas de mal. “Madame, me dit l’un d’eux, nous sommes vos voisins ; nous venons vous donner le conseil de partir et de partir le plus tôt possible. Vous ne pourrez pas vivre ici, vous êtes si changée que vous nous faites de la peine. Mais n’allez pas dans votre voiture ; partez par la diligence, c’est bien plus sûr.”
Il lui fallut attendre deux semaines pour avoir des places. Elle partait avec sa fille et une domestique. Le 6 octobre son frère, Hubert Robert, et son mari l’accompagnèrent tremblante de peur car la diligence devait traverser le Faubourg Saint-Antoine, d’où tout était parti. Mais tout était tranquille car sans-culottes et poissardes étaient épuisés d’être allés à Versailles chercher “le boulanger, la boulangère et le petit mitron”, autrement dit la Famille Royale.
Le Départ des Dames de la Halle et des Femmes de Paris pour Versailles, 5 octobre 1789, par Jean-François Janinet – Musée du Château de Versailles
La reine avait été sublime de dignité. Elisabeth fuyait, le cœur lourd du traitement réservé à Marie-Antoinette, déguisée en ouvrière, dans une voiture commune, aux compagnons de voyage encore plus communs. Elle avait vingt louis en poche, soit moins de 800 €, son mari ayant gardé les restes de sa fortune qu’il avait largement dilapidée.
Elle avait pour elle son talent et après avoir passé la frontière de la Savoie, au Pont de Mauvoisin, gravissant le Mont-Cenis, elle eut le plaisir d’entendre un postillon lui recommandant de prendre un mulet “car monter à pied est trop fatigant pour une dame comme elle – Je suis une ouvrière habitée à marcher rétorqua-t-elle – Ah reprend le postillon en riant, Madame n’est pas une ouvrière, on sait qui elle est – Et bien qui suis-je donc ? – Vous êtes Madame Le Brun qui peint dans la perfection, et nous sommes tous enchantés de vous savoir loin des méchants – Je n’ai jamais pu deviner comment cet homme avait pu savoir mon nom ; mais cela m’a prouvé combien les Jacobins avaient d’émissaires. Heureusement, je ne les craignais plus ; j’étais hors de leur exécrable puissance. A défaut de patrie, j’allais habiter des lieux ou fleurissaient les arts, où régnait l’urbanité ; j’allais visiter Rome, Naples, Berlin, Vienne, Saint-Petersbourg…”
Turin au XVIIIe
En effet, ces villes accueillirent et fêtèrent l’artiste en fuite. Sa réputation la devançait. Sa première étape fut Turin où elle ne resta que quelques jours, ayant hâte de descendre vers la sud, vers des lieux où l’art avait pris naissance.
Ensuite ce fut Parme, où elle fut présentée à l’archiduchesse Marie-Amélie (1746-1804), sœur de Marie-Antoinette et épouse de Ferdinand Ier (1751-1802).
Elle ne fut en rien séduite par elle, ne lui trouvant aucune des qualités de la reine de France. Il faut dire que la vie de la duchesse est plutôt scandaleuse. Elle dépense sans compter, emprunte aux usuriers, se mêle de politique. Elle n’est pas satisfaite de son mariage, n’aime pas son mari. S’il prend des maîtresses dans le monde paysans, il semble que Marie-Amélie ait pris des amants dans les corps de garde.
Elle est toutefois aimée du peuple par sa générosité. Elle était à l’opposé de Marie-Antoinette, mais les deux sœurs se conservèrent amitié et affection. Marie-Amélie n’est pas du genre à plaire à Elisabeth Vigée-Lebrun.
Elle traverse ensuite Modène et arrive à Bologne qui la séduit pas la richesse de ses collections privées et publiques. “Il faudrait des volumes pour décrire les beautés dont le Guide, le Guerchin, les Carrache, le Dominicain ont orné ces pompeuses habitations.”
La musique est aussi présente à Bologne. Mozart et Haydn ont fait partie de son académie philharmonique. Et le 3 novembre 1789, soit trois jours après son arrivée, Elisabeth est reçue membre de l’Académie et de l’Institut de Bologne.
Florence est son étape suivante. C’est l’éblouissement devant les chefs d’œuvres amassés dans les collections des Médicis et l’architecture des monuments publics, religieux des privés de la ville, dont l’archiduc Léopold (1747-1792), frère de Marie-Antoinette, est le maître en sa qualité de grand-duc de Toscane. Excellent administrateur, apprécié par ses sujets, comme son frère l’empereur Joseph II, il est un ennemi des prêtres et un admirateur des Lumières.
Devenu empereur en 1790, il ne resta que deux ans sur le trône. Elisabeth Vigée-Lebrun n’émet pas d’opinion à son sujet. Elle écrira “Tout le temps de mon séjour à Florence fut un temps d’enchantement…et si j’avais pu ne point penser à cette pauvre France, j’aurais été alors la plus heureuse des créatures.”
Il faut dire que les Florentins lui firent l’honneur de lui demander son portrait pour la “galerie des peintres modernes peints par eux-mêmes”, honneur qu’elle accepta et fit une de ses œuvres les plus belles et les plus célèbres. Elle s’y représente dans l’éclat de sa jeunesse.
Autoportrait – Galerie des Offices à Florence
Rome, enfin. Elle y arrive fin novembre 1789 et est logée à l’Académie de France par son directeur, François-Guillaume Ménageot (1744-1816). Il avait été le locataire du couple Lebrun à Paris et devint le logeur d’Elisabeth à Rome. Elle resta peu de temps dans ce petit appartement et déménagea souvent.
Elle avait avec Ménageot le guide parfait pour lui faire visiter Rome. Saint-Pierre, la Chapelle Sixtine, le Vatican, le Colisée. Elle est reçue par l’ambassadeur de France, le cardinal de Bernis (1715-1794), un homme du grand monde comme les aimait Elisabeth.
Mais partie de Paris sans argent, elle doit travailler. Et les commandes affluent.
L’Académie de France à Rome
Sa première cliente est The Honorable Anna Pitt (1772-1864 ), fille de Thomas Pitt, 1er lord Camelford, avant d’épouser en 1792 lord Grenville, futur premier ministre britannique. “Elle avait seize ans, et elle était fort jolie : aussi la représentai-je en Hébé sur des nuages, tenant à la main une coupe dans laquelle un aigle vient boire. J’ai peint cet aigle d’après nature, et j’ai pensé être dévorée par lui.”
Anna Pitt – Musée de l’Ermitage à Saint-Petersbourg
Puis il y eut la comtesse Potocka, née Anne de Cettner (1764-1814). Elle était d’une grande famille polonaise. Mariée une première fois avec le prince Joseph Sanguszko, (1740-1781) grand maréchal de Lituanie, elle était à l’époque l’épouse du prince Gaétan Potocki, après avoir épousé en 1782 le prince Casimir Sapieha (1757-1798), dont elle était probablement divorcée et en 1803 épousa le prince Charles Eugène de Lorraine-Brionne, duc d’Elbeuf. “J’ai peint cette polonaise d’une manière très pittoresque.” Et la princesse, comtesse puis duchesse, mariée quatre fois, l’était.
Anna Potocka – Collection privée
Le troisième portrait dont elle parle dans ses mémoires est celui de Hyacinthe Gabrielle Roland (1766-1816) peint en 1791. Elisabeth Vigée-Lebrun n’était pas regardante sur la vertu de ses clientes à en juger par la précédente et celle-ci qui était une actrice française, maîtresse depuis de nombreuses années de Richard Wellesley (1760-1842) comte de Mornington puis marquis Wellesley, homme politique britannique de premier rang et frère du futur duc de Welington.
Le couple eut huit enfants avant leur mariage célébré en 1794. La nouvelle marquise ne fut jamais reçue dans la société britannique. Il est à noter toutefois qu’elle est l’ancêtre directe du roi Charles III, par leur fille Anne, dans la lignée de sa grand-mère.
Hyacinthe Roland, marquise Wellesley
A Rome, Elisabeth Vigée-Lebrun eût le plaisir de revoir ses amis de Versailles, les Polignac, Aimée de Coigny (1769-1820), duchesse de Fleury, que Marie-Antoinette nommait “la reine de Paris”, et d’autres comme le duc et la duchesse de Fitz-James.
Mais avant de peindre ces tableaux, quelques mois après son arrivée à Rome, elle partit pour Naples aux souverains Bourbons et Habsbourg-Lorraine.
Ferdinand IV, cousin du roi Louis XVI par les Bourbons mais aussi par les Saxe, leurs mères étant sœurs, et Marie-Caroline, sœur de sa chère Marie-Antoinette. Elisabeth respire à nouveau l’air de grandeur des maisons de France et d’Autriche. Peu de temps après son arrivée, elle peint la reine dans une pose et une tenue identiques à celle du tableau peint en 1788 .
Marie-Caroline de Habsbourg-Lorraine, reine de Naples -Copie au Musée Condé à Chantilly
“ La reine de Naples, sans être aussi jolie que sa sœur cadette, la reine de France, me la rappela beaucoup ; son visage était fatigué, mais l’on pouvait encore juger qu’elle avait été belle ; et ses mains et ses bras surtout étaient la perfection pour la forme et pour le ton de la couleur des chairs. Cette princesse dont on a dit dit et écrit tant de mal, était d’un naturel affectueux et très simple dans son intérieur. Sa générosité était vraiment royale.”
Les deux femmes ont touts les raisons de s’entendre. Elles aiment parler des fastes d’antan à Versailles et de celle qu’elles aiment toutes les deux et dont elle savent la situation difficile dans laquelle elle se trouve.
Lady Hamilton en Bacchante – Walker Art Gallery Liverpool
Dans l’entourage immédiat de la reine se trouve une femme à la réputation sulfureuse, Lady Hamilton. Il est inutile de raconter ici la vie de cette aventurière, Emma Hart, née dans les bas-fonds de Londres et parvenue aux plus haut de la société anglaise en épousant, en 1791, sir William Hamilton, ambassadeur de Grande-Bretagne à Naples.
L’amitié surprenante des deux femmes a beaucoup fait jaser et ont lui prêta une connotation saphique, comme cela avait les cas pour Marie-Antoinette avec ses deux favorites, Lamballe et Polignac.
Elisabeth Vigée-Lebrun, par courtisanerie ou par naïveté, dit : “ On a prétendu que la Reine de Naples alors s’était intimement liée avec elle. Il est certain que cette Reine la voyait, mais on peut dire que c’était politiquement. Lady Hamilton étant très indiscrète la mettait au fait d’une foule de petits secrets diplomatiques, dont Sa Majesté tirait parti pour les affaires de son royaume.”
Il lui était difficile d’imaginer qu’il y ait eu de l’amitié entre les deux femmes, pour des raisons connues d’elles seules, en raison de la différence de rang. Une chose est certain Emma Hamilton étonne et séduit la société napolitaine. “L’œil animé, les cheveux épars, elle nous montrait une bacchante délicieuse, puis tout-coup, son visage exprimait la douleur, et l’on voyait une Madeleine repentante admirable.” Lady Hamilton deviendra la maîtresse de lord Nelson.
Lady Hamilton en Sybille – Collection privée
Même si elle n’approuve pas, Elisabeth est séduite au point de faire trois portraits d’elle. Le portrait de lady Hamilton en Sybille restera la possession d’Emma jusqu’à ce qu’elle accepte de s’en défaire au profit de la duchesse de Berry.
“Je suis actuellement à Naples qui est un séjour délicieux…Je comptais n’y rester que trois semaines, mais j’y ai tant de tableaux à faire que j’y suis pour six ; cela retarde mon doux projet de Lucienne, celui de terminer votre tableau au mois d’octobre, écrit-elle à la comtesse du Barry. Mais que je reviendrai avec plaisir ! car tout est beau, tout est bien, pas de revers de médaille…” Avait-elle réellement l’intention de rentrer en France ou voulait-elle faire plaisir en écrivant cela ?
Vue du Golfe de Naples – Ecole de Joseph Vernet – Musée du Louvre
C’est le comte Skravronski, ambassadeur de Russie à Naples, qui l’introduit dans la société. Un des ses premiers portraits napolitains est celui de la comtesse Skravronskaia (1761-1829) née Yekaterina von Engelhardt, nièce de Grigori Potemkine, dont elle écrit : “ Le jour, elle restait constamment oisive ; elle n’avait aucune instruction, et sa conversation était des plus nulles ; en dépit de tout cela, grâce à sa ravissante figure et à une douceur angélique, elle avait un charme invincible.” Elle a été un des ornements de la cour de Saint-Petersbourg.
Comtesse Skravronskaia – Musée Jacquemart-André
A la demande de la reine, elle peint ses enfants, ses enfants, Marie-Thérèse (1772-1807) future impératrice d’Autriche, Marie-Christine (1779-1849) future reine de Sardaigne, Marie-Louise (1773-1802), grande-duchesse de Toscane, François (1777-1825), le futur François Ier des Deux-Siciles.
Marie-Thérèse de Bourbon de Naples – Musée de Capodimonte à Naples
Marie-Christine de Bourbon de Naples – Musée du Prado à Madrid
Marie-Louise de Bourbon de Naples – Musée de Capodimonte à Naples
Elle n’oublie pas les artistes, comme Giovanni Paisiello (1740-1816), compositeur alors au sommet de sa gloire. Exécuté à Naples, décembre 1790, envoyé depuis Rome au Salon de 1791, il resta dans la collection d’Elisabeth Vigée-Le Brun jusqu’en 1842, date à laquelle, juste avant sa mort, elle lègue l’œuvre au musée du Louvre.
Paisiello sut traverser la tourmente révolutionnaire, puisque après les Bourbons, il servit Napoléon, pour lequel il composa la musique du sacre.
Paisiello – Musée du Château de Versailles
“Tout magnifique qu’est le pays que j’allais quitter, il n’aurait pas été dans mon goût d’y passer ma vie. Selon moi, Naples Naples doit être vue comme une lanterne magique ravissante…”
Naples idyllique
Elisabeth quitte donc Naples, malgré l’insistance de Marie-Caroline pour la garder près d’elle, et retourne à Rome. Elle y peint Mesdames, Filles du Roi, Adélaïde (1732-1800), Victoire (1733-1799).
Madame Adélaïde – Musée Jeanne d’Aboville – La Fère, Aisne, France
Madame Victoire – Musée de Phénix, Arizona
Les choses se gâtent en France. Louis XVI et Marie-Antoinette sont arrêtés à Varennes.
Arrestation de Louis XVI à Varennes le 22 juin 1792 – Estampe de Jean-Louis Prieur – Musée de la Révolution française
Les idées révolutionnaires font leur chemin, y compris parmi ses amis, comme Chamfort ou David. Elle est portée sur la liste des émigrés. Elle risque la confiscation de ses biens, dont il est vrai que son mari a déjà vendu une partie pour payer ses dettes.
Elle décide alors de rentrer en France, sans se presser. Spolète, Pérouge, Florence, Sienne, Parme où elle est le 1er juillet 1792, Mantoue, Venise, Vicence, Vérone et enfin Turin.
Ce fut un voyage à travers tout ce que l’Italie comptait de beau en paysages, architecture et surtout peinture, qu’elle décrit abondamment dans son journal, sans oublier les scènes pittoresques d’un voyage de nuits inconfortable et de maigres dîners dans les auberges sur le chemin.
A Turin, elle est reçue par la reine, Clotilde, sœur de Louis XVI, et Madame, comtesse de Provence. Elle apprend la prise des Tuileries, le 10 août 1792, et le transfert de la famille royale dans la prison du Temple.
Les émigrés affluent par milliers, dans le dénuement le plus total.
Inquiète pour sa famille, elle a toutefois la joie d’apprendre qu’ils sont saufs, son frère et sa belle-sœur restant cachés. Elle renonce alors à rentrer en France. Paris est encore moins sûr pour elle qu’avant son départ.
Julie Lebrun en baigneuse – Collection privée
Elle y peint sa fille Julie en baigneuse, portrait qu’elle vendit au prince Youssoupov, ambassadeur de Russie à Turin. De nouveau sur les routes, elle s’arrête à Milan où elle admire dessins et tableaux de Raphaël, et de Léonard de Vinci, dont La Cène, dont elle regrette le mauvais état de conservation.
Bien sûr Milan, c’est aussi sa cathédrale et son opéra, La Scala. Elle décide de partir enfin pour Vienne, profitant de la voiture d’un couple d’aristocrates polonais le comte et la comtesse Siemontkowsky Bystry.
Comte et comtesse Siemontkowsky Bystry – Collection privée
Turin faisait province, Milan ressemblait à Paris, selon elle, mais Vienne était la capitale impériale, la ville de naissance de sa chère Marie-Antoinette. Elle restera deux ans et demie, jusqu’au 19 avril 1795. Elle y vécut dans le tourbillon mondain qu’elle aimait bien qu’elle s’en défendît. Elle est reçue dans toutes les grandes maisons de la ville et donc de l’empire.
Le portait de lady Hamilton en Sybille lui servit de viatique, ou de carte de visite, après avoir été exposé pendant deux semaines dans le grand salon du prince de Kaunitz (1711-1794), négociateur du Traité d’Aix-la-Chapelle, en 1748, ambassadeur à Paris, chancelier de l’impératrice Marie-Thérèse et de Joseph II, probablement l’homme le plus important de l’empire qui se prit d’amitié pour Elisabeth Vigée-Lebrun.
Tout Vienne ayant vu ce portait demanda à avoir le sien. Parmi les plus célèbre, il faut citer celui de la comtesse Marie Thérèse de Longuevalle de Bucquoi ( 1746-1818) née princesse Parr, de la princesse Caroline de Liechtenstein (1768-1831) née Manderscheid-Blankenheim.
Ce portait de la princesse peinte en Isis fit scandale car elle était peinte pieds nus. Le prince fit placer des souliers au pied du tableau, disant à ses visiteurs qu’ils s’en étaient échappés.
Comtesse de Bucquoi – Institut d’art de Minneapolis
Princesse Caroline de Liechstenstein – Collection du prince de Liechstenstein à Vienne
Il y eut aussi le portrait de la comtesse Caroline Kinsky (1768-1821), née comtesse Dietrichstein.
Thérèse comtesse Kinsky, née comtesse Dietrichstein – Musée Simon Norton, Pasadena Californie
Pour les hommes, le prince polonais Adam Czartorsky (1734-1823) fut peint en 1793. Son épouse, née comtesse Isabelle Flemming, eut le plaisir de se voir offrir pars son fils le tableau de Léonard de Vinci, “La Dame à l’hermine”, que l’on peut voir au Musée Czartorsky à Cracovie.
Le banquier Moritz von Fries (1777-1826) la plus grosse fortune d’Autriche, amateur d’art, ami et protecteur de Beethoven, époux de la princesse Theresia zu Hohenlohe-Waldenburg-Schillingsfürst, n’échappa à l’œil d’Elisabeth, dans un portait romantique.
Prince Czartoryski – Collection privée
Mortiz von Fries – Musée du Louvre
“La bonne compagnie de Vienne et la bonne compagnie de Paris étaient alors exactement la même pour le ton et pour les usages….J’étais heureuse à Vienne autant qu’il est possible de l’être loin des siens et de son pays.” E
lle y avait retrouvé les Polignac, le duc de Richelieu, la comtesse de Sabran, le comte de Vaudreuil, la compagnie qu’elle aimait voir à Paris.
C’est à Vienne qu’elle apprit l’exécution de Louis XVI puis de Marie-Antoinette. “J’appris donc l’horrible évènement par mon frère qui me l’écrivit sans donner aucun détail. Le cœur navré, il me dit seulement que Louis XVI et Marie-Antoinette étaient morts sur l’échafaud. Depuis, par pitié pour moi, je me suis toujours gardée de faire la moindre question sur tout ce qui a pu accompagner ou précéder cet affreux assassinat…”
Il est étonnant qu’Elisabeth Vigée-Lebrun n’ait pas entendu parler à Vienne d’un évènement aussi considérable. Mais c’est ce qu’elle a écrit.
Marie-Antoinette conduite à l’échafaud par David – Musée du Louvre
Sur le plan personnel, Elisabeth et son mari divorcent le 15 Prairial An II (3 juin 1794). C’est le seul moyen qu’il a trouvé pour sauver ses biens, évitant ainsi la confiscation , sa femme étant inscrite sur la liste des émigrés. Elle ne mentionne même pas le fait dans son journal.
Mais l’étape viennoise devait prendre fin. “ Je ne pensais nullement à quitter l’Autriche avant qu’il fut possible de rentrer en France sans danger, lorsque l’ambassadeur de Russie et plusieurs de ses compatriotes me pressent vivement d’aller à Saint-Petersbourg où l’on m’assurait que l’impératrice me verrait arriver avec un extrême plaisir. Tout ce que le prince de Ligne m’avait dit de Catherine II m’inspirait un grand désir de voir cette souveraine.”
Le 19 avril 1795, elle quittait Vienne. Il est étonnant que dans ses Mémoires, mis à part une allusion à l’impératrice Marie-Thérèse, épouse de l’empereur François II, qu’elle avait peinte à Naples et qu’elle trouvait bien changée, nulle part on ne lit les noms de la famille impériale. Archiducs et archiduchesses n’y manquaient pourtant pas. Elle n’a pas été invitée à les peindre. Il est probable qu’elle n’ait pas été présentée à la Cour.
Aglaé de Polignac, duchesse de Guiche puis de Gramont – Collection Gramont. Un des derniers portraits peints à Vienne
Merci à Patrick Germain pour cette troisième partie et sa riche iconographie. A suivre…
Régine ⋅ Actualité 2025, Angleterre, Autriche, Bourbon-Deux-Siciles, France, Liechtenstein, Polignac, Pologne, Portraits 11 Comments
12 mars 2025 @ 07:58
La peinture des tissus est une merveille. On peut quasiment deviner si c’est du velours, de la soie, du taffetas ou de la mousseline !
12 mars 2025 @ 08:09
Un grand merci à Patrick Germain pour ce recit concernant les périgrinations de Mme Vigée Lebrun à travers toute l’Europe et les rencontres que cela lui a permis de faire. Son oeuvre picturale est impressionnante de par sa qualité et son importance .Récit magnifique et merveilleusement illustré.
12 mars 2025 @ 08:28
Merci pour ce 3ème épisode, assez dramatique, en dépit du récit somme toute maîtrisé que nous livre E-L Vigée-Lebrun….L’occasion de regretter qu’aucun metteur en scène ne s’en sente inspiré… ( au vu de la profession et de ses idées actuelles, il y a peu de chances ! 😑)
Je rêve d’un beau film avec une pléiade de portraits interprétés brillamment….
12 mars 2025 @ 08:38
Chic, il y a encore une suite ! 😃
Merci encore Patrick Germain, c’est un ravissement.
J’aime beaucoup l’anecdote concernant les souliers de Caroline de Liechtenstein 🤭
12 mars 2025 @ 09:32
Je pense qu’il y a pas mal de non-dits dans ce Journal . Pourquoi EVL a-t-elle quitté l’Autriche où elle était si bien ? Je me le suis souvent demandé. Elle n’avait pas d’amis en Russie comme à Vienne. Le patronage d’une impératrice de Russie semble l’avoir décidée. Mais je trouve cela un peu mince, elle ne serait jamais une vraie aristocrate fréquentant la Cour et comme artiste avait besoin de vivre avec des gens qui partageaient ses goûts et ses idées.
Partir en Russie c’était partir pour l’inconnu, et c’est là que pour moi les choses se gâtèrent. Il y a longtemps que j’ai lu ces mémoires, mais il me semble que la Russie ne fut pas un bon choix.
Mais ce n’est que mon opinion.
12 mars 2025 @ 09:33
Merci pour cette série d’articles très bien illustrés.
12 mars 2025 @ 09:53
Un second post, quand même : la proximité de ce feuilleton avec la Journée de la Femme est bienvenue, quel destiin que celui de cette femme…Pour en revenir à ma précédente reflexion, si une femme a brillamment illustré la condition féminine, c’est cette peintre exceptionnelle, et donc eh bien, elle mériterait un bon film ( et pas la bluette maladroite qui a circulé je ne sais plus sur quel canal), mais bon, au vu des ses fréquentations, elle n’est aujourd’hui pas politiquement correcte, je suppose 🙄
12 mars 2025 @ 09:59
Elle a eu le nez creux de quitter la France lors des journées révolutionnaires d’octobre, pour tous elle était assimilé à son modèle favori (Marie-Antoinette), bien plus qu’au camp du roi de Paris (le duc d’Orléans) auquel visiblement elle appartenait.
12 mars 2025 @ 10:53
Les Polignac et le comte de Vaudreuil très proche de Madame, ont eu aussi le nez creux.
12 mars 2025 @ 10:50
Une impression d’être plongée dans un univers parallèle en vous lisant Patrick Germain , un incroyable récit d’un envoyé spécial en une autre dimension , jusqu’à présent Madame Vigée-Lebrun, pour ce qui me concerne, était l’une de ces femmes privilégiées reçues à la cour comme portraitistes de talent , mais sans autres formes de dimensions.Je la voyais douce, un peu mièvre , caressant de son pinceau certains visages ingrats pour en faire des modèles de beauté ! Je n’imaginais pas sa vie « aventureuse » ainsi . C’est magistral tant dans l’écrit que dans l’iconographie . Gratitude.
12 mars 2025 @ 11:28
Toujours aussi passionnant et bien illustré.
On l’a déjà évoqué mais cette série de tableaux montre bien que les hommes était sûrement plus ressemblants que les femmes, elles se ressemblent toutes assez souvent, par exemple la comtesse Kinsky a un air de Marie-Antoinette assez étonnant. Et les plus jeunes ressemblent à sa fille.