Jean Hippolyte Auguste Delaunay de Villemessant (1810-1879) est l’homme de deux grandes destinées. Né à Rouen en 1810, c’est un personnage d’envergure, dans tous les sens du terme, charitable et aimable d’un côté, critique, exigeant et méticuleux de l’autre.
Visionnaire, aux capacités intellectuelles extraordinaires, il est considéré comme le père du journalisme en France.
Il perd jeune sa mère et sa soeur, qui se sont donné la mort plutôt que d’affronter l’ignominie de ne plus avoir de toit, devant être expulsées du logement dont elles ne peuvent plus payer le loyer. Ce choc énorme marque à jamais le jeune homme et influence désormais son regard sur les pauvres.
Il s’installe à Paris en 1839 et décide de devenir journaliste, ou plutôt « entrepreneur de presse », n’ayant jamais écrit un mot de sa vie. Il fonde un hebdomadaire consacré aux arts, La Sylphide, où son nom de plume est Louise de Saint-Loup
Journal La Sylphide – Gallica BNF
Il déteste la politique, qui selon lui ne sert qu’à diviser : « Il n’y a que la politique qui puisse séparer sérieusement les gens ».
En mai 1854, il achète Le Figaro, hebdomadaire satirique publié pour la première fois trente ans auparavant, et essaye de l’en exclure, dans la mesure du possible. Il prête une grande attention à la mise en pages, et il est à l’écoute de ses lecteurs, nombreux et éclectiques : chroniques littéraires instructives et divertissantes pour hommes et femmes cultivés, du scandale pour ceux qui ont quitté Paris et en regrettent l’agitation…
L’idée d’une retraite pour artistes, baptisée « Villa Soleil », nait en 1865. Il se lance dans une reconnaissance minutieuse du littoral, cherchant le lieu parfait.
Après avoir trouvé l’endroit idéal, le Cap d’Antibes, débordant d’enthousiasme, il fait connaître son projet à un groupe de trente soutiens comprenant hommes de lettres, journalistes, peintres, financiers…
Il réussit à les convaincre de la nécessité de créer pour les artistes à bout de nerfs une retraite qui ne soit pas un sanatorium.
La condition suivante est cruciale : « Il fallait que chacun se crût chez lui et y fût réellement »
Il n’y a aucun risque de s’y ennuyer du fait de la société chatoyante qu’un tel lieu attirerait.
En mai 1867, il dévoile son projet à ses lecteurs, dans un article passionné du Figaro.
Il propose de financer le projet avec les fonds versés par son groupe de trente investisseurs. Une petite délégation des 200 propriétaires du cap d’Antibes, menée par l’aristocrate russe Alexis de Plestcheyeff vient à Paris pour négocier les modalités de la vente du terrain.
L’un des meilleurs alliés dans cette entreprise est le photographe Gaspard-Félix Tournachon, dont le nom se transforme ensuite en Nadar.
Autoportrait de Nadar vers 1900 – Gallica BNF
Parmi les propriétaires du Cap d’Antibes, l’un des premiers arrivés sur ce rocher magique est le comte Paul de Fersen, colonel de l’armée impériale russe et aide de camp de l’empereur Nicolas.
Paul de Fersen par Franz Krüger – 1850, à 20 ans
Il crée en 1863 la Société des propriétaires réunis, qui regroupe la centaine de petits propriétaires du cap. Il est fauché par la tuberculose en 1865, quelques jours seulement avant son ami le jeune tsarevitch.
Son épouse et ses jeunes enfants sont recueillis par son beau-frère Alexis de Plestcheyeff, ancien capitaine d’un régiment de hussards de la garde impériale russe et l’un des cent propriétaires étrangers. Entre 1865 et 1867, il achète 90.000 m2 sur le Cap à deux hommes du pays, Pierre-Eugène Bella et Maurice Guide.
Tandis que Villemessant fait du bruit autour de la Villa Soleil, le russe a des idées analogues pour construire une maison fabuleuse. Ils ont un ami commun, l’auteur dramatique Adolphe d’Ennery, qui propose en 1868 la création d’un hôtel de luxe tel le Grand Hôtel récemment inauguré à Nice.
Villemessant écarté, les investisseurs demandent à l’architecte Auguste Abeille, qui a dessiné la villa d’Ennery (les Chênes Verts), de construire ce somptueux hôtel.
L’un d’entre eux est un médecin français, Antonin Bergeret, qui publie en 1864 une étude sur les bienfaits d’Antibes sur la santé : »Antibes est la station que je mets en tête des stations hivernales françaises… indiquant que la topographie d’Antibes – combinaison de collines et de vallées, absence de rivière – lui donne le meilleur climat de la région. »
Le 21 mars 1868, le curé local pose la première pierre de la Villa Soleil, le futur lieu étant confié à la Vierge Marie.
Un an plus tard, le nouvel architecte François Brun est chargé de l’achèvement et le nom est changé en Grand Hôtel du Cap.
Que devient Villemessant ? A l’automne 1874, il est invité à chasser dans le domaine d’un grand ami, Alphonse Daloz, au Touquet. Captivé par la beauté des lieux, il lance l’idée de transformer une partie du domaine en station balnéaire pour riches parisiens. Il lui donne même un nom « Comment se fait-il que vous n’ayez pas songé à créer une plage à cet endroit ? Ce serait merveilleux ! La plage et la forêt ! Et si on appelait cette station « Paris Plage », voulez-vous que j’en lance l’idée, nous monterons une affaire »
Il revient dans le Midi en 1875, fait construire la villa Beaumarchais à Monte-Carlo où il meurt le vendredi saint de 1879.
Le samedi 26 février 1870, un grand dîner et un bal marquent l’inauguration du Grand Hôtel du Cap.
Banquet inaugural à la Villa Soleil – L’Illustration – agefotostock
Un récit détaillé parait dans le Journal de Nice le lundi d’après. C’est le prétexte à de grandes festivités dont le compte rendu commence par une description du cadre ravissant de l’hôtel sur le promontoire vallonné : « Avec sa perpétuelle verdure d’oliviers, de pins, d’arbousiers, d’orangers, de myrtes, de mimosas qui tapissent les collines et escaladent ses montagnes, il est à l’image du mouvement, des transformations et des mirages de la vie, avec sa nappe d’azur, d’émeraude et d’opale… »
Archives Oetker collection
Les dessins contemporains dépeignant l’évènement, publiés dans le périodique l’Illustration en 1870, révèlent combien l’hôtel a peu changé en 150 ans. Les peintures murales de paysages locaux en grisailles sont toujours là.
L’hôtel est décrit dans le Journal de Nice : un édifice imposant, un corps principal de 58m de long avec deux ailes profondes de 27m de part et d’autre, donnant une impression d’harmonie très régulière. Un grand escalier orné de deux terrasses. Il n’a pas moins de 200 fenêtres donnant sur le golfe Juan, lieu baigné d’histoire.
Archives Oetker collection
La large allée descend jusqu’à la mer, tel un rayon de lumière. L’hôtel ne reste ouvert qu’une seule saison : la guerre contre la Prusse, qui éclate à l’été, l’oblige à fermer provisoirement.
1870 marque le début de la Grande Dépression, déclin économique mondial d’une ampleur jamais vue auparavant.
En 1876, la société de Plestcheyeff fait savoir qu’elle entre en liquidation.
En mars 1877, le Journal de Monaco annonce la vente aux enchères publiques de l’hôtel et tout son contenu, mais le prix de départ de 300.000 francs est jugé trop élevé. L’année suivante, on tente une nouvelle fois de vendre l’hôtel.
Pendant une grande partie des années 1880, le Grand Hôtel du Cap dépérit tristement… En 1884, il est vendu à quatre partenaires, deux Français (Auguste Roustan et Philippe Morlot), un Anglais (John Wolleston) et un Russe (Paul de Mikachevsky).
Il rouvre au public et fait une réclame dans Le Petit Marseillais disant qu’il n’y pas de choléra au Cap d’Antibes. Malgré une reprise du tourisme dans la région, il ne réussit pas à attirer suffisamment de visiteurs… jusqu’en 1887. (Merci à Pistounette – Source : Livre Hôtel du Cap Eden Roc par Alexandra Campbell – A suivre… )
Régine ⋅ Actualité 2022, France, Hôtels de légende 18 Comments
Marie d’Aix
18 avril 2022 @ 05:43
Merci Pistounette pour cet article très intéressant !
Ce lieu est magique !
Baboula
18 avril 2022 @ 06:22
Vite la suite .
DEB
18 avril 2022 @ 06:36
Merci Pistounette.
Très intéressant
Pistounette
18 avril 2022 @ 06:51
En lisant les commentaires de l’annonce du 16 avril, j’ai l’impression que certaines personnes confondent cet hôtel du Cap d’Antibes avec celui du Cap-Ferrat… notamment en faisant référence à la Villa Nellcote des Rolling Stones qui se trouve à Villefranche sur Mer
FloV
18 avril 2022 @ 23:19
Non aucune erreur avec la villa Nellcote. Juste une envie d’en savoir plus !
Guizmo
18 avril 2022 @ 08:26
Merci beaucoup Régine et pistounette. J’attends la suite…
Aldona
18 avril 2022 @ 08:30
Passionnant à lire, j’attends la suite ! Merci Pistounette
Pascal Hervé 🍄
18 avril 2022 @ 08:50
Entre la maison de repos pour artistes et le grand hôtel je m’y perds un peu…
Pistounette
18 avril 2022 @ 16:45
Pascal Hervé, c’est simplement que la maison de repos pour artistes prévue à l’origine par Villemessant (Villa Soleil) a été « détournée » par Paul de Fersen et Adolphe d’Ennery qui en ont fait un projet beaucoup plus grandiose, le Grand Hôtel du Cap. J’espère que c’est plus clair ! 😄😄😄
Pascal Hervé 🍄
19 avril 2022 @ 19:09
Oui.
Merci.
Beque
18 avril 2022 @ 09:21
Pistounette, j’espère ne rien écrire qui puisse nuire à votre récit.
Jean-Hippolyte Cartier dit seulement bien plus tard Hippolyte Cartier de Villemessant, abrégé ensuite en Hippolyte de Villemessant était le fils illégitime de Pierre Cartier et d’Augustine de Launay de Villemessant. En 1812, il vint habiter avec sa mère et sa soeur Amélie au Chambon sur Cisse près de Blois, « La Petite Héronnière » une maison de campagne qui appartenait à son aïeule la marquise de Saint-Loup. « Les pères et les maris me regardaient d’un air farouche, les dévotes se signaient sur mon passage, et la police avait l’œil sur moi. Ce qu’il m’a fallu de temps et d’efforts pour laver ces péchés de jeunesse et me faire accepter à Blois en qualité d’homme sérieux, le savez-vous ? », avoua-t-il.
Il porta jusqu’en 1833 le nom de Cartier (celui de son père) auquel il joignit plus tard celui de Briard (du nom de sa femme). Il fut, d’abord, placier de rubans à Blois, puis agent d’assurances à Tours et Nantes et s’installa pauvrement à Paris, en 1839, dans un petit hôtel du quartier des Halles. Il accompagnait son voisin de palier à l’imprimerie du « Siècle » où celui-ci travaillait et devint journaliste.
En 1858, il fait l’acquisition de la closerie de Saint Louis dans la commune de Chambon qu’il ne cessera d’agrandir et d’améliorer. Entouré de nombreux serviteurs, il organisait à Saint Louis des fêtes pour ses amis. Elles réunissaient quelquefois plus de cinquante personnes : écrivains, artistes, journalistes, amis blésois. Disderi, le photographe de l’impératrice, et les Goncourt faisaient partie de ses familiers.
En juillet 1878, alors que l’œuvre des Orphelins-Apprentis d’Auteuil se trouvait dans une situation fort délicate et que l’abbé Roussel allait se voir réduit à la triste nécessité de congédier ses orphelins, Villemessant ouvrit dans son journal Le Figaro une souscription en faveur des Orphelins apprentis d’Auteuil qui rapporta 330.000 francs et sauva la situation.
Pistounette
19 avril 2022 @ 06:50
Ces précisions sont très intéressantes… merci Beque
Trianon
18 avril 2022 @ 12:17
Merci beaucoup Pistounette !
septentrion
18 avril 2022 @ 13:00
Merci Pistounette, très intéressant à lire et à découvrir.
L’un des vendeurs du terrain, Pierre-Eugène Bella, était percepteur, une fois en retraite, il vécut, rentier, à Hyères dans le Var et fut élu conseiller général du canton de Collobrières. Il a eu le temps de voir les premiers succès de l’hôtel.Lui n’était pas visionnaire.
Maurice GUIDE, un lien avec la Bastide du Bosquet ?
Monsieur de Villemessant ne s’est pas trompé non plus pour Le Touquet. Et sur la côte d’opale, ce sont les britanniques qui ont joué un rôle.
Hâte de lire la suite…
Pistounette
18 avril 2022 @ 16:51
Septentrion, je n’ai pas la réponse concernant Maurice Guide, mais je vous promets de chercher. Patientez quelques jours, je suis absente de Juan… mais c’est mon quartier et je demanderai.
septentrion
19 avril 2022 @ 23:18
Merci Pistounette
Danielle
18 avril 2022 @ 15:35
Une histoire intéressante dont j’attends la suite… merci Pistounette.
Ciboulette
18 avril 2022 @ 16:16
Une histoire qui s’annonce compliquée ! L’homme a l’origine du projet ( le patron de presse ) ne m’est pas connu , et il semble que son projet ait été détourné par la suite .