Le 26 août 1346, la fleur de la chevalerie française était fauchée au cours d’une bataille fort maladroitement engagée contre l’année anglaise dans la plaine de Crécy.
Le plus célèbre des princes qui y trouvèrent la mort fut Jean de Luxembourg, le roi aveugle de Bohème. Bien qu’il eût déconseillé au roi de France, Philippe VI de Valois, d’attaquer les Anglais dans les circonstances désastreuses où cette bataille fut décidée, Jean de Luxembourg exigea, malgré sa cécité, d’être conduit par les chevaliers au plus fort de la mêlée. Pour être certain qu’on accomplît sa volonté, il fit attacher son cheval aux montures de deux combattants ; entraîné ainsi dans la lutte il donna devant lui de grands coups de lance et d’épée, jusqu’à ce que la mort vînt finalement à bout de son audace.
Ce roi de Bohême, qui avait choisi de mourir sur le champ de bataille en se portant au secours de son ami et allié Philippe VI, jouissait dans toute l’Europe occidentale et chrétienne d’une renommée extraordinaire.
C’était le type accompli et idéal du chevalier de la première moitié du quatorzième siècle qu’il remplit du bruit de ses actions et de ses succès. Séduisant, sportif, ingénieux, prodigieusement actif et intelligent, ami des femmes, des arts et des lettres, il laissa dans l’esprit des contemporains le souvenir du plus brillant personnage que l’Europe eût vu paraître depuis longtemps.
Mêlé à toutes les combinaisons politiques de son époque, son imagination extrêmement souple et inventive lui permit d’échafauder les plans les plus divers et de les proposer aux monarques du temps.
Enfin les Français lui doivent une reconnaissance particulière, car, toutes les fois qu’il en eut l’occasion, il se posa en fidèle et judicieux ami de notre pays qu’il aimait presque autant que son comté familial de Luxembourg et auquel il était attaché à la fois par les souvenirs de son enfance parisienne et par les alliances de famille qui firent de lui le beau-frère de Charles IV le Bel, le beau-père de Jean le Bon et le gendre du duc de Bourbon, pendant que son fils, le futur empereur Charles IV, épousait une sœur cadette de Philippe de Valois.
Fils de l’empereur Henri VII de Luxembourg qui, revenant de se faire couronner à Rome, périt d’une façon si louche que l’on accusa un moine de l’avoir empoisonné en lui portant la communion, Jean eut une vie fort agitée.
Dès l’âge de quatorze ans, il conquit la Bohême au cours d’une campagne d’hiver très rude. Ensuite il contribua, avec son oncle Baudouin, archevêque de Trêves, à l’élection à l’empire du duc Louis de Bavière ce qu’il regrettera amèrement, le Bavarois devant toute sa vie se comporter en ennemi perfide et insidieux.
La rapidité de ses campagnes et le nombre de ses victoires l’apparentent aux grands capitaines de l’Histoire. Il eut, à plusieurs reprises, à tenir tête à des coalitions puissantes dont il vint à bout en défaisant ses ennemis les uns après les autres.
Même aveugle, à la fin de sa vie, il poursuivait encore le roi Casimir de Pologne dans une chevauchée fantastique jusque sous les murs de Cracovie. Il conquit ainsi la Silésie, une partie de la Saxe et de l’Autriche. Il mit aussi son talent militaire au service de Dieu et entreprit en 1329 une croisade contre les païens de Lituanie, au cours de laquelle il tua, dit-on, de sa propre main, un géant haut de douze pieds.
Mais souvent le soldat cédait le pas au diplomate, qui, par des moyens différents, n’obtenait pas des résultats moins intéressants. C’est uniquement par des négociations, par son habileté, par sa séduction personnelle, qu’il réussit à acquérir un éphémère royaume en Italie du Nord, que la jalousie de toutes les puissances de l’Europe, sauf la France, parvint à lui arracher.
La guerre, la diplomatie, ne l’empêcheront pas de se distraire quand il en sentira le besoin ; ou plutôt, les affaires seront un plaisir pour lui au même titre que les compétitions chevaleresques auxquelles il se donnait avec passion. Il ne manquait aucun tournoi ; il y participait ; il s’y montrait fort brillant. Il alla un jour jusqu’à percer de part en part avec sa lance un chevalier bourguignon.
Il lui arriva même d’être très gravement blessé au cours d’un tournoi qu’il avait personnellement organisé à Paris, à l’insu du roi de France. Son amour pour ces jeux était tel que, devenu aveugle, il ira encore assister à des joutes, applaudissant les beaux coups comme s’il les voyait.
Jean avait été élevé à la cour de Philippe le Bel. Il y prit les manières de Paris, en adopta les modes. La cour de Prague était devenue un centre de culture française, au point que les barons tchèques se plaignaient de n’être pas compris quand ils s’exprimaient dans leur langue.
Jean fit, durant sa vie, de très nombreux séjours à Paris où Philippe VI de Valois lui donna le bel hôtel de Nesle sur l’emplacement de l’actuelle Bourse du commerce. À partir de 1338, il sera de toutes les guerres contre Édouard III d’Angleterre.
Il est très difficile de suivre tous les déplacements de Jean de Luxembourg, que son activité incessante fera courir à cheval d’un bout à l’autre de l’Europe avec une vitesse incroyable. C’est au cours d’une seconde expédition en Prusse et en Lituanie qu’il sera atteint, en 1339, d’une ophtalmie dont il ne guérira pas.
Il s’intéressait à toutes les affaires. Son adresse diplomatique était devenue proverbiale. Il était courant de le voir mener plusieurs négociations à la fois, mais ces négociations étaient gênées par le fait que ses déplacements étaient si rapides que les courriers que l’on envoyait à sa poursuite avaient le plus grand mal à le trouver.
Extrêmement généreux, d’une prodigalité folle, il éblouissait tout le monde par son faste, même Philippe de Valois. Il s’était attaché, pendant un de ses séjours en France, le poète et musicien Guillaume de Machaut, dont il fit une sorte de chapelain-secrétaire, qui le suivit partout, en Lituanie, à Breslau, à Kœnigsberg, Prague, Brescia, Paris.
Ce » gentil » Jean de Luxembourg n’est pas oublié dans les pays où il a régné. Le Grand-Duché de Luxembourg, la Tchécoslovaquie le considèrent comme leur héros national. (Merci à Bertrand Meyer)
Régine ⋅ Actualité 2023, France, Luxembourg, Tchéquie 14 Comments
Juba
20 juillet 2023 @ 07:14
Très intéressant article qui éclaire une époque tourmentée.
Sa soeur Marie de Luxembourg fut effectivement la 2nde épouse de Charles IV le Bel et sa fille Bonne se maria avec le futur Jean II le Bon, mais mourut avant de devenir reine.
Il y eut aussi des alliances avec les Premyslides et les Habsbourgs.
Merci pour ce post instructif et bien documenté ! 👌
Julie B
20 juillet 2023 @ 07:39
Merci beaucoup pour cet intéressant article. Je crois que c’est de lui qu’est tirée la devise : « je sers », devise du Prince de Galles (Edward était fasciné par la bravoure de ce chevalier aveugle, et bien qu’ennemi, l’adoption de sa devise montre la haute estime qu’il avait pour lui).
Jean Pierre
20 juillet 2023 @ 08:48
Pour symboliser et apparaitre comme le roi « idéal » il fallait se croiser.
Ainsi fit-il comme Louis IX.
Ensuite, les poètes se chargèrent de le faire entrer dans la légende.
JAusten
20 juillet 2023 @ 09:47
Notre amitié avec les Luxembourg date donc de là 😉 (oui je sais que les actuels n’ont rien à voir ou alors de supermegaloin avec ce Jean-ci)
Les hommes de cette époque avaient des vies remplies de guerres dès 14 ans. Mourir à 50 ans dans une bataille c’était considéré comme une vie pleinement vécue.
Caroline
20 juillet 2023 @ 10:14
Très intéressant avec ce mini- cours d’ Histoire ! On peut se rappeler que son descendant, le grand- duc Jean de Luxembourg est aussi considéré comme un héros de la Seconde Guerre mondiale !
PataClems
29 juillet 2023 @ 19:34
Le grand duc Jean de Luxembourg (un Bourbon descendant aussi des Nassau-Weilbourg) n’est qu’un très lointain descendant du comte Jean, roi de Bohême. Principalement par les Habsbourg.
La première Maison de Luxembourg est la branche cadette de la Maison de Limbourg. Elle-même divisée en deux branches, notre Jean médiéval étant de son vivant, chef de l’aînée des deux.
https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Maison_de_Luxembourg
Mayg
20 juillet 2023 @ 13:22
Merci à Bertrand Meyer pour ce reportage très intéressant.
Menthe allo
20 juillet 2023 @ 15:52
Pauvres chevaux (et animaux) durant les guerres !
Guizmo
20 juillet 2023 @ 17:20
Merci beaucoup Bertrand pour cette biographie détaillée.
Charlotte (de Brie)
20 juillet 2023 @ 21:04
Beau portrait de Jean de Luxembourg, merci Bertrand Meyer.
Toutefois, je me permettrais, si vous le voulez bien, puisque vous avez conclu avec « gentil » que ce « gentil » est à prendre étymologiquement à savoir : « noble et brave » et non comme on l’entend actuellement.
Bastide
22 juillet 2023 @ 11:34
D’où « gentilhomme »
Bonne journée Charlotte.
Charlotte (de Brie)
23 juillet 2023 @ 19:46
Merci Bastide. Et très bonne semaine à vous.
Hervé J. VOLTO
23 juillet 2023 @ 12:42
Jean de Luxembourg était atteint de caracte. A l’époque, on ne la soignait pas comme aujourd’hui.
PataClems
29 juillet 2023 @ 19:38
Précisément, il était atteint d’une ophtalmite bilatérale. En clair, une inflammation des deux globes oculaires.