Voici un article sur la chapelle Sansevero de Naples par la Baronne Sophie Manno de Noto. La chapelle Sansevero de Naples est l’un des monuments les plus visités de la cité parthénopéenne : conçue comme nécropole familiale des Princes de Sansevero, c’est un chef d’œuvre de créativité baroque, entouré de légendes et de mystères, et inextricablement lié à la figure emblématique de Raimondo di Sangro, septième Prince de Sansevero.
Le Christ voilé
La chapelle est connue dans le monde entier grâce à l’un des chefs-d’œuvre qu’elle abrite : le Christ voilé. Cette sculpture en marbre fut réalisée en 1753 par Giuseppe Sanmartino, artiste napolitain de grande renommée. L’œuvre avait été confiée au départ au sculpteur Antonio Corradini, célèbre pour la beauté de ses statues voilées ; mais il mourut prématurément, sans avoir eu le temps de réaliser autre chose qu’une maquette en terre cuite, conservée aujourd’hui au musée national de San Martino.
Maquette réalisée par Antonio Corradini (1688-1752). Bien que le rendu final soit un peu différent, la forme générale du projet présente de nombreuses similitudes avec le résultat définitif que nous connaissons aujourd’hui.
En utilisant un bloc de marbre unique, le sculpteur a réussi à créer une statue grandeur nature (180x80x50 cm) qui représente le corps sans vie du Christ gisant sur un grabat, et recouvert d’un extraordinaire voile transparent en marbre. Sa tête repose sur deux coussins et à ses pieds, certains des instruments de la Passion : la couronne d’épines, les clous et des tenailles. L’artiste réalisa ce chef-d’œuvre en seulement trois mois.
signature du Sculpteur napolitain Giuseppe Sanmartino. Une légende, totalement fausse, prétend que Raimondo di Sangro le fit aveugler, afin que plus jamais, l’artiste ne puisse réaliser une aussi belle œuvre. Bien que le Prince n’eût porté atteinte d’aucune manière à l’intégrité physique de Sanmartino, celui-ci, au cours de sa prolifique carrière de sculpteur qui devait durer encore près de 50 ans, ne réussit pas à produire une autre œuvre d’une telle qualité. Le Christ voile demeure donc à jamais son chef d’œuvre.
Parmi la foule des admirateurs frappés par la beauté de la statue, on compte le peintre et sculpteur Antonio Canova, qui a déclaré qu’il aurait volontiers donné 10 ans de sa vie pour être l’auteur d’une telle merveille.
Détails de la statue : en haut, grâce à la transparence du voile, on voit la trace des clous sur les pieds et les mains du Christ. En bas, détail de la dentelle qui orne le bord du voile.
La légende du voile
La réputation d’alchimiste et d’audacieux scientifique du Prince Raimondo de Sangro a donné naissance à de nombreuses légendes autour de la statue. La plus tenace concerne le voile qui couvre le corps du Christ. Depuis plus de 250 ans, sa finesse et sa vraisemblance étonnent voyageurs et chercheurs, qui peinent à croire qu’il a été sculpté dans le marbre. Dans ses mémoires, le marquis de Sade évoque « le drapé, la finesse du voile, la beauté et la régularité des proportions de l’ensemble ». La rumeur court qu’il s’agirait d’un vrai voile, jeté sur la statue après qu’elle ait été installée dans la chapelle, et « marmorisé » grâce à un procédé secret inventé par le Prince de Sansevero.
En 1963, Eduardo Nappi alors jeune archiviste a la Banque de Naples, découvrit deux documents, qui allaient mettre fin à la légende du voile.
Eduardo Nappi fut directeur des archives de la Banque de Naples jusqu’à sa retraite en 1997. L’Archive de la Banque de Naples comprend plus d’un million de documents, ce qui en fait le fonds documentaire le plus important au monde. Parmi les découvertes majeures, le reçu en faveur du Caravage, pour un tableau représentant Saint Dominique et Saint François, dont on a totalement perdu la trace.
Le premier, daté du 16 décembre 1752, dans lequel le Prince écrit : « vous payerez 50 ducats de ma part au Magnifique Giuseppe Sanmartino pour acompte de la statue de Notre Seigneur mort, couvert d’un voile de marbre ». Dans un autre reçu, daté du 13 février 1754, Raimondo de Sangro écrivit : « pour atteindre la somme de 500 ducats, prix total convenu pour la statue de marbre sculpté de Notre Seigneur Jésus-Christ mort, recouvert d’un voile transparent du même marbre, réalisé par Sanmartino ».
Document signé de la main du Prince, reçu du 13 février 1754.
Le fait que l’œuvre ait été réalisée dans un bloc unique de marbre, sans aucun procédé alchimique extérieur, confère à la statue une fascination encore plus grande.
Une fondation miraculeuse
Une légende entoure la fondation de la chapelle. Vers 1590, un homme innocent allait être conduit en prison. Il marchait, enchainé, quand, passant devant le jardin du Palais des Princes di Sangro, il vit une partie du mur d’enceinte s’écrouler. A l’emplacement de l’éboulement, une image de la Vierge lui apparut. L’homme fit alors la promesse à Marie de lui offrir une lampe en argent si son innocence était reconnue.
Libéré, l’homme tint parole et l’image sacrée fit l’objet de pèlerinages, au cours desquels de nombreux miracles furent constatés. Parmi les miraculés, on compte Giovan Francesco di Sangro, duc de Torremaggiore, qui fut guéri d’une maladie qui le tourmentait depuis longtemps. En reconnaissance de la grâce reçue, il fit édifier une petite chapelle à l’endroit où se trouvait l’image sacrée. Conservée aujourd’hui en haut du maitre-autel, elle reçut le nom de Santa Maria della Pieta ou Pietella.
L’image miraculeuse, a l’origine de la légende de la fondation de la chapelle. Pietà, auteur inconnu, deuxième moitié du XVIe siècle
Ce fut Alessandro di Sangro, fils de Giovan Francesco, qui entreprit au début des années 1600 de grands travaux d’agrandissement, qui transformèrent le modeste sanctuaire en une chapelle destinée à servir de nécropole a ses ancêtres et aux futurs membres de la famille.
Le reste de la construction est essentiellement à mettre au crédit du prince génial et un peu fou Raimondo di Sangro, septième prince de Sansevero.
Raimondo di Sangro (1710-1771 ), portrait peint par Francesco de Mura, chapelle San Severo à Naples
Raimondo di Sangro était un touche-à-tout de génie, scientifique, alchimiste, lettré, inventeur, et premier grand maitre de la maçonnerie napolitaine. Il réalisa des expériences dans des domaines aussi variés que la mécanique, l’hydraulique, l’architecture militaire, la chimie (il réalisa le premier feu d’artifice de couleur verte).
Les fumées et bruits étranges qui s’échappaient de son laboratoire, de jour comme de nuit, terrifiait les Napolitains, qui ne manquaient pas de faire le signe de croix quand ils passaient et surnommèrent Raimondo « le Prince diabolique ».
Dans ses mémoires, l’aventurier et mage autoproclamé Cagliostro évoque un prince napolitain qui lui a enseigné l’alchimie. Il est très probable qu’il s’agisse du Prince de Sansevero.
Benedetto Croce, philosophe, homme politique et historien le décrivit comme « l’incarnation napolitaine de Faust (…) qui a signé un pacte avec le diable et qui est devenu un quasi diable lui-même afin de maitriser les secrets les plus caches de la Nature ».
Document alchimique, écrit de la main du Prince de Sansevero (collection particulière)
En 1739, le prince de Sansevero conçut une arquebuse qui fonctionnait à la fois avec de la poudre et à air comprimé, bien qu’il soit composé « d’un seul canon, d’un seul chien, avec une seule gâchette et une seule mèche ». Cette arme pour le moins surprenante, fut fabriquée pour di Sangro par Matteo Algaria, et fut offerte au Roi Charles III de Bourbon.
Arquebuse conçue par le Prince de Sansevero.
Au même roi, il offrit un tissu imperméable réalise par ses soins, que le souverain utilisait pour aller à la chasse.
En juillet 1770, un curieux spectacle, qui semblait tenir lieu du prodige se déroula sur le bras de mer qui sépare Capo Posillipo du Pont della Maddalena : un élégant carrosse tiré par de nombreux chevaux naviguait à grande vitesse sur les vagues.
Dessin du carrosse maritime du Prince de Sansevero, par Francesco Celebrano. Incision sur cuivre
En réalité, les chevaux de la calèche étaient en liège, et le bateau était propulsé grâce à un ingénieux système de pales en forme de roues, conçu par Raimondo di Sangro.
Cependant, une de ses expériences allait lui valoir de solides inimités de la part de l’Église catholique : à Naples, 3 fois par an, a lieu le rituel de la liquéfaction du sang de Saint Janvier, protecteur de la ville.
Cet évènement fait l’objet d’une cérémonie à la cathédrale de Naples : le sang, contenu dans les deux ampoules hermétiques disposées dans une châsse fait l’objet d’ostensions, face à la foule.
La cérémonie se déroule en présence de l’archevêque de Naples, de personnalités de la région et de milliers de fidèles massés dans la cathédrale et sur son parvis.
Généralement au cours des ostensions, le sang se liquéfie – ou même parfois entre en ébullition – en changeant de couleur et de volume (du simple au double), puis les reliques sont précieusement remises sous clefs. Si le sang se liquéfie rapidement, c’est le signe que Naples bénéficiera de toutes sortes de bénédictions et c’est la liesse générale dans la ville.
Par contre, si le sang tarde à se liquéfier ou ne se liquéfie pas, c’est signe de malheurs à venir pour la ville et le moral des Napolitains s’en ressent.
Depuis la première liquéfaction attestée d’août 1389, les Napolitains, qu’ils soient croyants ou non, craignent un grand malheur quand le miracle ne se produit pas. Ce fut le cas en 1527, peu avant l’épidémie de peste, comme les années de réveil du Vésuve.
« C’est dans le plus grand secret qu’on m’a confié que le Prince de San Severo a composé une certaine matière semblable au sang de Saint Janvier, et que selon les intempéries de l’air il apparaît de faire les mêmes effets. » écrivit le nonce apostolique Lucius Gualtieri dans une lettre datée du 18 mai 1751.
En réalité, le prince, en expérimentateur infatigable, entendait vérifier « une pure hypothèse de physique», c’est-à-dire qu’une substance pouvait dans certaines circonstances se dissoudre et se coaguler à nouveau. Cela n’implique cependant pas qu’il ait cru que, à l’intérieur des véritables ampoules de sang de Saint Janvier, le phénomène de dissolution se produisait pour les mêmes causes et de la même manière que celui qu’il reproduisait en laboratoire.
Ampoule contenant le sang de Saint Janvier – cérémonie de liquéfaction , 2017
En tout cas, le système imaginé par le prince était beaucoup plus complexe que le rapport concis du nonce apostolique. « Il fit construire un ostensoir ou un sanctuaire semblable à celui de Saint Janvier, avec deux ampoules de même forme, plein d’un amalgame d’or et de mercure mêlé de cinabre, de la même couleur que le sang coagulé. Pour rendre fluide cet amalgame, il y a dans le creux de la bordure un […] réservoir de mercure fluide avec une valve qui, lorsque le boîtier est retourné, s’ouvre pour laisser entrer le mercure dans l’ampoule. A ce stade, l’amalgame devient liquide et imite la liquéfaction ; mais c’est une pure hypothèse de physique, propre à expliquer un effet. Il appartient à un grand physicien de vouloir tout expliquer et tout imiter. »
Un autre voyageur du XVIIIe siècle décrit encore plus en détail la composition de la substance et l’expérience, expliquant également comment la liquéfaction ne se produit pas mécaniquement à chaque retournement de l’ampoule, et pourrait être même partielle, comme cela s’est produit pour le sang de Saint Janvier. Et, commentant l’ingénieux système développé par le prince, il conclut : « Tout ce que je peux attester, c’est qu’il a parfaitement fonctionné ».
Déjà écornée par son affiliation à la Franc-maçonnerie, la renommée de Raimondo di Sangro fut définitivement compromise auprès de l’Église à cause de cette expérience, qui semblait implicitement mettre en doute le miracle de la liquéfaction du sang du saint patron de Naples.
La chapelle Sansevero, joyau baroque et temple maçonnique
Avant l’intervention de Raimondo, la chapelle n’était qu’un lieu de sépulture de la famille des Princes de Sansevero. Mais avec les travaux qu’il entreprit, en plus d’être conçu comme un lieu de culte parfaitement conforme aux canons de la foi catholique, sa chapelle se lit comme un parcours maçonnique initiatique, qui peut être aisément reconnu comme tel par les initiés, où toutes les statues et allégories représentent chacune une étape du chemin qui part de l’état d’ignorance et mène vers la connaissance.
La même année où il commença les travaux pour la Chapelle, Raimondo di Sangro devint franc-maçon. Il fonda à l’intérieur de sa propre loge une loge fréquentée par la noblesse et devint au bout de quelques années « Grand Maître » de toutes les Loges napolitaines.
Emblème de la loge de l’Union parfaite, à laquelle adhéra le Prince de Sansevero. Fondée en 1728, c’est la première loge maçonnique italienne officielle. Elle suit le rite dit égyptien traditionnel.
Ces années furent marquées par les grandes découvertes archéologiques de Pompéi, Herculanum et Paestum, fortement soutenues par le Roi Charles III de Bourbon, roi de Naples et Roi de Sicile. D’un point de vue maçonnique, elles furent vécues comme la redécouverte des valeurs morales antiques dont la Franc-maçonnerie se réclamait.
Cependant, à la même époque, les attaques de l’Église commencèrent contre la franc-maçonnerie. Convaincu que la seule façon de défendre les Loges était de les placer sous une haute protection, le Prince s’approcha encore plus du Roi Charles III de Bourbon, dont il était le conseiller, en tentant d’en obtenir l’inscription.
Mais en 1751, le pape Benoît XIV, à l’état civil Prospero Lambertini, excommunia tous les membres de la « Fraternité » et ordonna la dissolution des loges.
Pierre Subleyras, le Pape Benoit XIV (1741); huile sur toile, château de Versailles
A titre personnel, le Roi Charles III, souverain progressiste et éclairé, désapprouvait cette mesure. D’autant plus qu’il était depuis le début de son règne en 1734 engagé dans un conflit avec le Pape.
Le royaume de Naples est un ancien fief des États pontificaux et c’est la raison pour laquelle le pape Clément XII, se considérant le seul légitime à investir le roi de Naples, refuse de reconnaitre Charles de Bourbon comme souverain légitime.
En 1740, Clément XII mourut, et Benoit XIV lui succéda. Un Concordat signé entre le Saint-Siège et le Royaume de Naples mit fin au conflit. Mais dans l’affaire de l’excommunication des francs-maçons, le souverain napolitain ne put aller contre l’avis du Pape, et fut contraint de publier un édit interdisant la franc-maçonnerie dans son royaume.
Edit du 17 juillet 1751, par lequel Charles III de Naples interdit la franc-maçonnerie dans le Royaume de Naples
Promulguer une loi est une chose, l’appliquer en est une autre. Dans la pratique, les maçons napolitains ne furent jamais emprisonnés, et purent, grâce à la bienveillance royale mais en observant une certaine discrétion, continuer leurs activités sans être inquiétés.
Les travaux de la chapelle continuèrent donc, mais leur cout exorbitant commençait à entamer sérieusement la fortune du Prince. A tel point qu’il fut contraint de louer de pièces de son palais et à demander des crédits conséquents a plusieurs institutions bancaires.
Il dut même louer sa loge au théâtre San Carlo. Raimondo di Sangro était protégé par le Roi Charles III, dont il était conseiller, mais détesté par son premier ministre, Bernardo Tanucci qui voyait en lui, à tort, un ennemi du Royaume.
Bernardo Tanucci (1698-1783)
En 1759, le Roi Charles III dut abandonner le trône de Naples pour devenir Roi d’Espagne. Son fils, âgé de 8 ans, devint roi sous le nom de Ferdinand IV et Tanucci assura la Régence.
L’occasion était trop belle pour le nouveau régent de s’en prendre à son vieil ennemi, que le départ du souverain avait laissé sans protection : il le fit emprisonner pour dettes et le fit accuser d’avoir installé un tripot clandestin dans les pièces louées de son palais.
Grâce à l’intervention de son épouse et de quelques amis haut places, le Prince fut libéré au bout de quelques mois. Mais Tanucci n’en démordit pas et en 1764 il communiqua à l’ex-roi de Naples, que le montant des dettes de Raimondo di Sangro était de plus de 220.000 ducats.
Pour tenter de rembourser ses dettes, le prince de Sansevero décida de marier son fils aîné Vincenzo à la princesse Gaetana Mirelli qui lui apportera une très riche dot qui lui permettra de régler ses dettes et de disposer d’un revenu mensuel conséquent.
Vincenzo di Sangro (1743-1790 , huile sur toile. Ce portrait fut longtemps considéré à tort comme celui de son père. Volé en 1990, il fut retrouve l’année suivante.
Pour rendre hommage aux époux, Raymond fit venir à Naples un « piquet » d’honneur constitué par ses feudataires des Pouilles; il s’agissait en réalité d’une cinquantaine de personnes qui portaient une sorte d’uniforme et étaient armées.
Ce fut une autre excuse qui permit à Tanucci d’arrêter à nouveau le prince en l’accusant d' »invasion armée » de la ville. Libéré peu de temps après, Raimondo di Sangro poursuivit ses activités d’étude, ses inventions et les travaux de restauration de sa chapelle jusqu’à sa mort, en 1771.
La chapelle Santa Maria della Pietà est conçue, de façon subtile, comme un temple maçonnique. On y retrouve tous les éléments constitutifs d’un lieu de réunion d’une loge.
Dans un temple traditionnel, l’entrée située à l’ouest est généralement gardée par un Gardien qui, dans la Pietatella – sans surprise, accessible depuis une entrée ouest – semblerait être représenté par la statue de Cecco di Sangro, sortant du tombeau à l’épée dégainée, utile pour empêcher le profane d’entrer mais prêt à accueillir symboliquement l’adepte franc-maçon, initialement perçu comme un intrus, lors de la cérémonie d’initiation au premier degré.
Le monument à Cecco di Sangro a été réalisé par l’artiste napolitain Francesco Celebrano, Il est unique dans le contexte iconographique de la chapelle : en fait, il représente un événement historique réel. Raimondo di Sangro a voulu magnifier son illustre ancêtre, commandant sous les ordres de Philippe II, immortalisant sa plus célèbre entreprise de guerre : Cecco est représenté en train de sortir d’un coffre dans lequel il était resté caché pendant deux jours, un stratagème grâce à laquelle il a pris par surprise et vaincu les ennemis, s’emparant de la forteresse d’Amiens. L’épisode, qui s’est déroulé lors d’une campagne en Flandre, est relaté en détail dans l’inscription commémorative gravée sur la peau du lion.
Le gardien est habituellement accompagné de deux surveillants, représentés dans la chapelle par les statues de la Libéralité et de l’Éducation.
La Libéralité incarnerait le premier surveillant, celui qui s’occupe de l’instruction des compagnons, second degré de la franc-maçonnerie. Quant à la statue de l’Éducation, qui prend les traits d’une femme instruisant un enfant, elle renvoie au second surveillant qui a pour tâche d’instruire les apprentis (premier degré de la franc-maçonnerie).
statue de la Libéralité, représentant une femme avec dans une main une corne d’abondance remplie de pièces d’or et de bijoux et dans l’autre un compas. La présence au pied de cette statue d’un aigle et d’une corne d’abondance serait une métaphore de la richesse spirituelle que le franc-maçon acquiert dans la fraternité.
Plan traditionnel d’un temple maçonnique
En outre, l’entrée d’une loge maçonnique est généralement flanquée de deux colonnes : celle de Jakin au Nord et celle de Boaz au sud. Elles seraient représentées dans la chapelle par les deux statues dites du Décorum et de l’Amour Divin.
Le sujet du Décorum est un jeune homme, semi-couvert par une peau de lion qui recouvre également la colonne à ses côtés. Mais le point le plus important réside dans les chaussures de la statue : d’un côté un cothurne, de l’autre une simple sandale. Cette particularité reproduit la situation du néophyte qui, lorsqu’il doit être initié à la franc-maçonnerie, entre dans le temple avec un pied déchaussé.
Les autres statues de la série appelée des Vertus, symbolisent également les étapes du parcours maçonnique. Par exemple, la statue dite de la « Désillusion » et celle de la « Vertu ».
La désillusion. A noter que sous la statue de la Désillusion, représentant un homme libéré d’un filet grâce à l’aide d’un génie, se trouve un bas-relief représentant une scène biblique : celle de Jésus qui redonne la vue à un aveugle, habillé comme l’Apprenti quand il entre dans le temple. La séquence reproduirait donc le moment où le Maître Vénérable montre le bon chemin au néophyte.
La statue dite de la Pudeur est dédiée à la mère de Raimondo di Sangro,Cecilia Gaetani dell’Aquila d’Aragona. La statue est ornée d’une pierre brisée, qui symbolise la vie trop courte de la princesse, décédée quand son fils Raimondo n’était âgé que d’un an. L’intention de célébrer Cecilia Gaetani ne suffit pas à expliquer la signification de cette statue. La femme couverte du voile peut être interprétée comme une allégorie de la Sagesse, et la référence à l’Isis voilée, la déesse favorite de la science initiatique, semble très claire.
Raimondo di Sangro avait une conception ésotérique de la connaissance, réservée à un petit cercle d’initiés. Symboliquement, le Christ voilé représente la vérité à découvrir. L’allusion à ce chemin initiatique se retrouve dans le labyrinthe noir et blanc qui ornait le sol de la chapelle à l’époque.
Labyrinthe noir et blanc qui ornait le sol de la chapelle à l’époque de Raimondo di Sangro. Il symbolise le parcours initiatique du maçon vers la connaissance. Il est composé d’incrustations de marbre polychromes, dans lesquelles une ligne blanche de marbre, d’un seul tenant, est enchâssée, sans joints. Détruit en 1889 lors de l’effondrement du palais princier et de la chapelle, le revêtement n’a pas été restaure, et fut remplacé par de la terre cuite napolitaine, vernie aux couleurs de la Maison di Sangro. Seuls quelques morceaux ont survécu : ils sont visibles aujourd’hui près de la tombe de Raimondo di Sangro et dans la sacristie.
Projet multimedia du site dédié a la chapelle : le labyrinthe, tel qu’il existait au temps de Raimondo di Sangro, recréée par ordinateur
Enfin, une magnifique voute entièrement revêtue de fresques couvre et unifie l’ensemble.
Réalisée par Francesco Maria Russo, la fresque – connue sous le nom de Gloire du Paradis ou Paradis des di Sangro – est l’une des premières œuvres commandées par le prince de Sansevero pour la chapelle.
Les couleurs vives et éclatantes utilisées par l’artiste sont le résultat d’une formule inventée par Raimondo di Sangro lui-même, et encore aujourd’hui, après plus de deux cent cinquante ans, la patine du temps ne semble pas les avoir obscurcis : cela semble incroyable que les bleus, les verts, les fresques sont toujours aussi intenses.
Malgré cette splendeur, le prince de Sansevero ne se montra pas satisfait de la performance globale de l’œuvre de Russo : dans son testament, en effet, il recommanda à son fils aîné de commander une nouvelle fresque de la voûte au « meilleur peintre » qu’il puisse trouver, afin qu’il la repeigne avec des couleurs plus douces, conformément à la qualité des autres œuvres d’art de la Chapelle. Vincenzo di Sangro n’exauça pas le souhait de son père.
D’un point de vue symbolique, le triangle qui – avec la colombe – domine le centre de la scène est d’un intérêt particulier. Cette figure géométrique est en effet pleine de significations : si dans l’univers chrétien elle représente la Trinité, dans le système pythagoricien la lettre majuscule delta, de forme triangulaire, est le symbole de la naissance cosmique, tandis que dans la culture maçonnique le signe est distinctif de le Vénérable Maître.
Détail de la voute, la colombe tenant dans son bec un triangle
Située au cœur du centre antique de Naples, la chapelle-musée Sansevero est un joyau du patrimoine artistique international. Créativité baroque et fierté dynastique, beauté et mystère s’entremêlent ici, créant une atmosphère unique, presque hors du temps.
Parmi les chefs-d’œuvre tels que le célèbre Christ voilé, dont l’image a parcouru le monde pour le prodigieux « tissage » du voile de marbre, des merveilles de virtuosité telles que Désillusion, la Chapelle Sansevero représente l’une des plus singulières monuments que l’ingéniosité humaine a jamais conçus.
Ce mausolée noble, temple initiatique reflète admirablement la personnalité multiforme de son brillant créateur, Raimondo di Sangro, septième prince de Sansevero. (merci à la baronne Sophie Manno de Noto pour ce sujet)
Régine ⋅ Actualité 2021, Bourbon-Deux-Siciles, Eglises, Italie 41 Comments
HRC
21 juin 2021 @ 05:21
Je suis tombée de ma chaise, ou presque en lisant.
Je ne sais que très peu de la Maçonnerie, ne connaissant qu’en gros ses liens avec le mouvement des Lumières en Europe. Sans être jamais entrée dans les détails. Même pour l’Encyclopédie.
Merci Madame.
Ciboulette
21 juin 2021 @ 18:07
Relevez-vous , ma fille , j’espère que vous n’avez aucun mal !
HRC
22 juin 2021 @ 14:00
Je me suis tenue à ma tasse de café, ma fille.
Ciboulette
23 juin 2021 @ 21:15
Super ! Allez en paix , mon enfant !
HRC
21 juin 2021 @ 05:34
Second plaisir à lire, découvrir cet aristocrate, il a peut-être ruiné momentanément sa famille mais il l’a immortalisée dans Naples. Certains pensent bien à tort que le boulot d’un prince est d’être ce qu’ils croient être « simples ». Je ne nomme personne…
June
21 juin 2021 @ 05:58
Fascinante fluidité du marbre !
Caroline
21 juin 2021 @ 22:26
June,
Vive l’ art du marbre !!!
Alice
21 juin 2021 @ 06:06
Merci beaucoup pour ce passionnant article! Très bien raconté et documenté. J’espère pouvoir retourner à Naples bientôt visiter la chapelle.
miloumilou
21 juin 2021 @ 06:48
Quel personnage ce Raimondo!
Quelle merveille cette chapelle et surtout, surtout ce christ voilé!
Il existe au Canada une splendide vierge voilée aussi mais pas du même artiste!
Merci infiniment pour cet article complet, Sophie Manno de Noto!
Marie Francoise
21 juin 2021 @ 06:53
Merci Régine pour cet ewtraidinaire reportage.qui m’a permis de rafraîchir mes connaissances sur cette chapelle fabuleuse que j.ai eu l’ccasion de visiter lors d’un de mes séjours à Naples
Je vous souhaite une bonne journée ! Grâce à vous la mienne à bien commencé .
chantal75
21 juin 2021 @ 07:00
mille merci…commencer la journée avec de telles beautés magnifiques, donne courage et allège les difficultés.
en plus cela élève l’âme .
encore merci,: et merci à Régine d’avoir permis ce partage.
Cosmo
21 juin 2021 @ 08:31
Merci, chère Sophie, pour cet article remarquable d’intérêt intellectuel et artistique. Passionnant ! Merci de m’avoir fait découvrir cette merveille que je ne connaissais pas, même si j’avais déjà vu des photos du Christ voilé.
Vous montrez aussi la grandeur et la splendeur du Royaume de Naples.
A quand un article sur votre chère Sicile et l’un ou plusieurs de ses trésors ?
Que les cendres de Garibaldi et de ses Mille soient vouées aux Gémonies.
Trianon
21 juin 2021 @ 08:55
Merci beaucoup pour cet article fort documenté , et grâce auquel j’ai découvert un artiste , mais surtout une œuvre qui m’a fascinée par sa délicatesse, son réalisme surprenant et la grande technicité .
Un monument de sculpture !
Alejandro Galan
21 juin 2021 @ 09:09
En voyant les photos la chapelle San Severo de Naples, me rappelle l’église San Pedro Apostol, appelée « la chapelle Sixtine des Amériques ». Un surnom bien mérité. Au Pérou, l’église Saint-Pierre-Apôtre d’Andahuaylillas est surnommée « la Chapelle Sixtine des Andes », et dans un sens la comparaison est pertinente : cette église est l’un des exemples les plus beaux et les plus surprenants de l’art religieux populaire andin. Andahuaylillas, qui signifie ‘prairie de bronze’ en quechua, est vraiment un charmant petit village. Je Vous conseille de visiter la page internet suivante pour pouvoir se rendre compte d’un art e au milieu des Andes: https://rutadelbarrocoandino.com/en/la-ruta/san-pedro-apostol-de-andahuaylillas/
Quand nous avons vu cette merveille de l’art indien á 50 km de Cuzco, on ne pouvait pas croire.
Leonor
21 juin 2021 @ 09:14
Bravissimo.
J’archive précieusement .
Merci Madame, merci Dame Régine.
Agnese
21 juin 2021 @ 09:55
Reportage très intéressant et passionnant, merci beaucoup.
P'tite étoile
21 juin 2021 @ 10:04
Très intéressant! Merci!
Aristocrate
21 juin 2021 @ 11:23
Un travail formidable, aussi bien la chapelle que cet article. Merci à la baronne de partager avec nous ces merveilles.
Danielle
21 juin 2021 @ 11:47
Article intéressant, toutefois je n’aime pas la statue du Christ voilé.
La voûte est très belle.
Pascal
23 juin 2021 @ 11:31
Je suis de votre avis , techniquement c’est sans aucun doute une prouesse remarquable , mais spirituellement ça me paraît difficile de l’admirer .
Charlotte de L G
21 juin 2021 @ 11:51
Remarquable exposé !
Qui mérite d’être relu (pour la qualité des explications), revu (pour l’iconographie)
Un grand merci à la baronne Manno de Noto
HRC
21 juin 2021 @ 12:48
Relu, revu, reste encore à se poser des questions.
Bonne chose d’ailleurs.
JAusten
21 juin 2021 @ 14:07
oui c’est un article qui ne se lit pas en une seule fois.
Sujet vraiment très original et intéressant.
Olivier Kell
22 juin 2021 @ 11:08
Merci beaucoup pour cet excellent article
Le Christ voilé que que j’ai vu à 2 reprises est un de mes grands souvenirs émerveillés de voyage .
Esquiline
21 juin 2021 @ 12:04
Merci!
Je suis allée quatre fois visiter cette chapelle dont deux avec un guide.
Visite guidée en groupe pour la première puis avec un mentor personnel un érudit qui malheureusement n’avait pas de document écrit de tout ce qu’il m’avait expliqué et que je retrouve aujourd’hui dans vôtre article si fouillé que je vais enregistrer dans mes archives.
Encore merci.
Ciboulette
21 juin 2021 @ 18:13
Merci , Madame , pour votre récit tellement intéressant concernant ce prince , sa famille et la chapelle . Et merci encore de dévoiler une autre lecture , maçonnique celle-là , que l’on peut retrouver aussi dans d’autres sanctuaires célèbres : pour ne citer que la cathédrale de Chartres ou la basilique de Vézelay .
Le Christ voilé est une splendeur .
Abricote
21 juin 2021 @ 13:24
Je vais tout lire à tête reposée ce qui me semble fort intéressant
DEB
21 juin 2021 @ 13:47
Merci.
Ce Christ voilé est un véritable chef d’œuvre.
Ce prince devait inquiéter ses contemporains !
COLETTE C.
21 juin 2021 @ 15:17
Impressionnante !
🇨🇦 Mer Limpide 🌊
21 juin 2021 @ 15:23
Cet article est une véritable explosion de ressources éducatives.
Pour mieux approfondir, dans un but de mieux comprendre.
Mille merci Régine, je ne connaissais pas, grâce à vous, je sais maintenant. 🌊
Guizmo
21 juin 2021 @ 17:25
Merci beaucoup pour cet article vraiment très intéressant et passionnant que je vais conserver.
Claude patricia
21 juin 2021 @ 17:36
Merci beaucoup.
Caroline
21 juin 2021 @ 22:25
Très intéressant à lire ! Ma-gni- fique !
Pas étonnant que Naples soit une ville très touristique malgré sa réputation de ville- poubelle !
Que c’ est beau, l’ art du marbre !!!!!!
Nana
22 juin 2021 @ 17:43
Passionnant ! Merci pour ce magnifique article. Le « Christ Voilé » est impressionnant.
HRC
23 juin 2021 @ 00:21
On, enfin moi c’est sûr, connaît peu les débuts de la Maçonnerie au XVIIIe.
Je vois bien la réflexion politique de Montesquieu (entre autres) en lien avec son initiation maçonnique, mais là, je vois mal ce que souhaitait faire le prince.
Affirmer son obédience en la cachant quand même ?
Faire cohabiter catholicisme et franc-maçonnerie ?
Ou transformer l’un par l’autre ?
Je me souviens avoir appris ici que le colonel Arnaud Beltrame était catholique fervent et franc-maçon. J’ai vu son exigence morale.
Là, le cas semble différent.
?
HRC
23 juin 2021 @ 00:30
Mes questions sont dues à mon ignorance, bien sûr. Mais l’ensemble est si beau que ça vaut bien d’y penser tard.
Ciboulette
23 juin 2021 @ 21:21
Les deux appartenances ( catholicisme et franc-maçonnerie ) ne sont pas incompatibles , contrairement à ce qu’a seriné l’Eglise depuis le XIXème siècle ( le complot -judéo-maçonnique , le diable qui apparaît , j’en passe , et des meilleures ) , parce qu’elle croyait son pouvoir menacé . Et la Franc-Maçonnerie aussi , qui se défendait bec et ongles . L’une et l’autre ont mis de l’eau dans leur vin , heureusement !
Ciboulette
23 juin 2021 @ 21:22
Pour HRC : je pense que le prince voulait affirmer son obédience en la cachant .
HRC
24 juin 2021 @ 11:04
Pas dans toutes les loges.
Je vous préfère dans ce genre de dialogue avec moi, il convient mieux à des septuagénaires comme vous et moi.
Pascal
24 juin 2021 @ 18:51
Il y a tout de même, semble-t-il, un côté obscur de la franc-maçonnerie (peut-être soigneusement entretenu) et dans l’Église Romaine aussi je vous l’accorde et pour d’autres Églises aussi sans doute.
Il y a également dans celles-ci et celle-là des aspects plus positifs.
Ce sont des organisations humaines …
Il me semble toutefois difficile d’admettre qu’un prêtre, un évêque, un pasteur soit en même temps franc-maçon.
CatherineA
23 juin 2021 @ 11:12
Merci beaucoup, j’ai juste survolé, mais j’y reviendrai plus tard pour déguster à
tête reposée.