Imaginez que les Etats-Unis ouvrent enfin leurs frontières aux visiteurs européens. Quelle serait votre destination privilégiée ? À cette question, pour l’heure bien théorique, votre serviteur répondrait sans doute : la collection Robert Lehman au Metropolitan Museum de New York !
Cette enclave méconnue du plus grand musée d’Amérique, peuplée de chefs d’œuvre, reflète très exactement la sûreté du goût (et les moyens illimités) de son donateur, Robert Lehman.
Robert Lehman (1891 – 1969)
Le 9 août 1969 disparaissait l’un des plus grands collectionneurs du Nouveau Monde, Robert Lehman. Son nom reste attaché à la fameuse banque d’investissement Lehmann Brothers qui, après que sa famille l’eut vendue, fit une faillite retentissante, entraînant la crise mondiale de 2008.
La famille Lehman, comme les Seligman, les Guggenheim, les Goldman, les Sachs et bien d’autres, descendait d’émigrés juifs venus des pays germaniques. Henry Lehman, le patriarche, avait quitté sa Bavière natale pour se lancer dans le modeste métier de colporteur. Le commerce du coton, les fournitures aux armées, la finance : pas à pas, l’ascension sociale s’accompagna d’un intérêt grandissant pour l’art.
Résidence Lehman, 7 West 54th street
Philip Lehman fit construire cette demeure de style « beaux-arts » au cœur de Manhattan pour y abriter la collection qu’il avait constituée dès 1905. Son fils Robert l’enrichit considérablement, lui qui avait ressenti un choc en découvrant les primitifs italiens du musée de l’université Yale où il était étudiant.
Plusieurs voyages en Europe et des contacts réguliers avec l’historien de l’art Bernard Berenson confortèrent son goût pour la peinture du Trecento et du Quattrocento.
Reconstitution des pièces de la résidence Lehman au Metropolitan Museum
Robert Lehman occupait une position de premier plan au sein du conseil d’administration du Metropolitan Museum et c’est naturellement à cette prestigieuse institution qu’il entendait léguer sa collection. Il parvint à imposer aux « trustees » et aux conservateurs réticents une condition particulière : maintenir la collection en l’état, sans possibilité de répartir les œuvres « Lehman » dans les collections équivalentes du musée.
Cette clause nous vaut la reconstitution de sept des pièces de la résidence Lehman avec le mobilier et les tentures murales que le décorateur français Serge Royaux avait installés au début des années 1960.
« Luxe, calme et volupté »… C’est bien une invitation au voyage, un voyage immobile et contemplatif, qui attend le visiteur dans le confort des canapés et le silence des salles.
Salle de peinture espagnole
Don Manuel Osorio Manrique de Zunega par Goya, ancienne collection Jules Bache
Les conditions du legs de Robert Lehman ont eu une conséquence inattendue : la comtesse d’Altamira, peinte par Goya, n’a pu être rapprochée du merveilleux portrait de son propre fils, Don Manuel Osorio Manrique de Zuniga, entré dans les collections du Metropolitan Museum en 1949, et exposé un étage plus haut.
La Création du monde et l’expulsion d’Adam et Eve du Paradis par Giovanni di Paolo, vers 1445
L’art siennois du quattrocento constitue l’un des points forts de la collection Lehman. Ce panneau raffiné témoigne de l’influence du gothique français, en particulier de l’art de la miniature. Il provient d’un retable de l’église Saint-Dominique de Sienne. Un indice nous permet d’ailleurs de deviner l’origine dominicaine de l’œuvre : l’artiste a pris soin de peindre les chérubins en bleu, couleur associée au savoir des Dominicains (par opposition au rouge, symbole de l’ardeur franciscaine).
L’Annonciation par Botticelli, vers 1485
Destinée sans doute aux dévotions privées d’une éminente commanditaire de Florence, cette peinture pleine de délicatesse était l’une des préférées de la famille Lehman : Robert l’avait offerte à son père Philip à l’occasion de son anniversaire. On notera qu’à la différence d’autres collectionneurs israélites, comme plusieurs membres de la famille Rothschild qui pratiquaient un judaïsme strict, les Lehman ne rechignaient pas à acquérir des œuvres illustrant des scènes du Nouveau Testament.
Marguerite d’Autriche par Jean Hey (le Maître de Moulins), vers 1490
Quel visage mélancolique ! Le Maître de Moulins a magistralement rendu la psychologie de cette princesse, fille de l’empereur Maximilien Ier et de Marie de Bourgogne, promise à Charles VIII, envoyée à Amboise et répudiée à l’âge de onze ans.
Le destin de Marguerite d’Autriche est bien connu. On lui doit la reconstruction du monastère royal de Brou où elle repose non loin de son second époux, le duc Philibert II de Savoie.
Les historiens de l’art ont souligné à quel point « la juxtaposition de la princesse et du paysage crée un contraste frappant entre l’expression renfermée de l’enfant, littéralement captive, et l’impression de liberté qui émane de l’espace derrière elle ».
Pauline de Galard de Brassac de Béarn, Princesse de Broglie (1825 – 1860), par Ingres, 1853
Captive, la princesse de Broglie ? Sans doute pas, mais cette grande dame était affligée d’une timidité maladive que le génial Ingres semble avoir traduite dans les grands yeux vides de son modèle, un peu perdu dans sa robe somptueuse.
La peinture remporta un vif succès lors de l’Exposition universelle de 1855. Robert Lehman l’acquit un siècle plus tard auprès de la maison Wildenstein.
La Comtesse d’Haussonville par Ingres, 1845, Frick Collection
Permettez à l’auteur de ces lignes un ultime aveu : si les frontières américaines s’ouvraient à nouveau, avant même de se rendre au Metropolitan Museum de New York, il se précipiterait à la Frick Collection, accueillie momentanément dans l’ancien Whitney Museum sur Madison Avenue.
Là, il rendrait hommage à Ingres, auteur de cet inoubliable portrait de la Comtesse d’Haussonville, belle sœur de la princesse de Broglie ! (Un grand merci à Benoît-Henri pour ce sujet)
Benoît-Henri
Régine ⋅ Actualité 2021, Autriche, Broglie, Espagne, Expositions, France 32 Comments
Olivier Kell
9 août 2021 @ 05:31
Merci pour votre article ….alléchant :-)
cerodo
9 août 2021 @ 06:44
bel article, très intéressant ! Merci à Benoît Henri de l’avoir partagé avec nous et à Régine de l’avoir publié.
miloumilou m
9 août 2021 @ 06:48
Merci Benoît-Henri pour cet excellent intéressant et bien documenté post !
Je suis une inconditionnelle d’Ingres entre autres!
Aldona
9 août 2021 @ 07:35
Magnifique, tout est beau, de bon goût, et ce tableau de Marguerite d’Autriche par Jean Hey est saisissant, une enfant d’une tristesse infinie
Annie
9 août 2021 @ 07:35
Magnifique ! Je ne connaissais pas cette collection.
Par contre j’ai déjà visité plusieurs fois la Frick collection, et on ne peut s’en lasser !
luigi
9 août 2021 @ 07:47
Superbe article ! Merci !
ViveLouyat
9 août 2021 @ 08:35
Magnifique !
Jeanne-Marie
9 août 2021 @ 09:06
Voici un article très intéressant, un grand merci à l’auteur. Si j’ai la chance d’aller à New York, je ne manquerai pas de visiter le M. M. Petite note : la cathédrale de Moulins possède un magnifique cryptique du Maître de Moulins (d’où son nom) que je conseille de voir à ceux qui s’intéressent à la peinture médiévale.
Beque
9 août 2021 @ 17:54
Jeanne-Marie, j’ai vu ce tryptique dans la cathédrale de Moulins. Datant de 1502, il avait été redécouvert par Prosper Mérimée et exposé au public lors de l’Exposition Universelle de 1900. Sur le panneau central est représentée la Vierge de l’Apocalypse et, sur les panneaux latéraux, Pierre II de Bourbon et Anne de Beaujeu. Je crois me souvenir qu’il est placé dans une chapelle latérale de la cathédrale.
DEB
9 août 2021 @ 09:06
Merci.
La présentation est parfaite.
Je me souviens du livre « Le portrait» de Pierre Assouline, inspiré par la baronne James de Rothschild .
Ingres travaillait longtemps ses portraits mais il pénétrait l’âme de ses modèles.
Benoît-Henri
9 août 2021 @ 11:28
Merci Deb. Petite confidence, j’ai eu le privilège de faire découvrir à Pierre Assouline, à l’hôtel Lambert, le fameux portrait de Betty de Rothschild qui a servi de point de départ à son beau livre.
DEB
9 août 2021 @ 11:45
J’en suis ravie.
Je consulte régulièrement son blog « La république des livres » et ses inénarrables commentaires .
Menthe
9 août 2021 @ 13:08
Et bien merci alors Benoît-Henri, sans vous pas ce livre que j’ai beaucoup aimé. Facile à lire et très instructif.
Beque
9 août 2021 @ 09:09
Merci, Benoît Henri de nous permettre d’aller à New York. Ce sont les portraits des dames de la haute société peintes par Ingres qui m’intéresseraient le plus. La robe de la princesse de Broglie est, en effet, éblouissante. Sa belle-soeur, Madame d’Haussonville, née Louise Albertine de Broglie, était la petite-fille de Madame de Staël.
Dans les musées français on peut voir les portraits de Caroline Rivière, de Madame de Senonnes, de la baronne James de Rothschild, de Madame Hippolyte Flandrin, de Madame Marcotte de Sainte-Marie, etc.
Leonor
9 août 2021 @ 09:18
Formidable article.
C’est rien de le dire.
Gatienne
9 août 2021 @ 13:10
Je vous emboîte le pas Leonor : il faut plus d’une visite au MET pour en apprécier tous ses trésors.
L’aile Robert Lehman est devenue un centre de ressources de premier plan, en particulier pour l’étude de la culture de la Renaissance, à travers des expositions de ses propres documents et d’autres, la publication de catalogues de la collection et une bibliothèque spécialisée ouverte aux universitaires et aux étudiants que nous avons pu découvrir grâce à notre fils qui était en poste à New-York, il y a quelques années.
Remarquable article de Benoît-Henri que j’ai pris le temps de savourer.
Qu’il en soit remercié.
François
9 août 2021 @ 09:30
Vivement que l’on puisse retourner à New York ! Merci Benoît-Henri pour cette invitation au voyage.
Danielle
9 août 2021 @ 09:30
Magnifique !! ce musée est certainement peu connu des touristes qui vont surtout au Metropolitan Museum.
Danielle
9 août 2021 @ 09:35
ERREUR !! combien de visiteurs connaissent ils cette magnifique collection du Metropolitan Museum ?
Jean Pierre
9 août 2021 @ 11:25
Ceux qui vont à la cafétéria tout à côté.
Blague à part, elle est signalée mais je ne connaissais pas l’histoire de cette donation.
Pascal-Jean
9 août 2021 @ 10:04
Magnifique déambulation dans les salles Robert Lehmann du Met ! Le portrait de la princesse de Broglie est sublime. Cette belle dame au regard mélancolique était l’arrière-petite-fille de la duchesse de Tourzel, dernière gouvernante des enfants de Louis XVI… Merci Benoît-Henri !
Baboula
9 août 2021 @ 12:11
Merci Benoit-Henri , vous lire est un plaisir . >>
JAusten
9 août 2021 @ 12:25
Superbe article ! Merci
Carolus
9 août 2021 @ 13:10
Très beau sujet, merci Benoît-Henri.
J’ai une préférence pour le Botticelli.
Mais tout me plait, les toiles, les décors.
Pastelin
9 août 2021 @ 15:58
Grand merci pour cet article! Que de merveilles! Belle invitation au voyage. J’avoue mon ignorance sur l’histoire de cette collection . Pour ma part, je vais passer un temps supplémentaire à observer l’Annonciation et le portrait de Marguerite d’Autriche. Deux tableaux très connus mais je ne m’en lasse pas.
Ciboulette
9 août 2021 @ 16:32
Merci , Benoît- Henri , pour la découverte de ces oeuvres magnifiques .
Caroline
9 août 2021 @ 21:09
Nous avions visité la ville de New- York ‘ up ‘ et ‘ down ‘, mais nous n’avions pas admiré ce Metropolitan Museum de N. Y. par oubli. Bien dommage !!!
Barbara
9 août 2021 @ 22:29
Wonderful! My first thought on seeing the Princess de Brolie was that her huge crushed dress looked like Diana’s! But what a fabulous collection. Thank you so much for sharing it with us.
Pistounette
10 août 2021 @ 02:37
Merci Benoit-Henri, pour ce reportage très intéressant.
Il me donne envie de refeuilleter le livre sur le MET que j’avais acheté à la boutique.
En attendant, restons en France et je conseille vivement la Collection Morozov à la Fondation Vuitton, qui débute le 22 septembre : ce sera une splendeur…
Guizmo
10 août 2021 @ 08:59
Magnifique ! Je ne connaissais pas cette collection. Merci de nous l’avons fait découvrir.
vieillebranche
10 août 2021 @ 09:54
Mon Dieu quelles merveilles ! Décidément ce jour de publication était béni . Je regrette que les grands collectionneurs d’ aujourd’hui hui , les Arnauld ou Pinault aient fait le choix de l’ exclusivité des productions contemporaines – peut- etre parce que le marché de l’ ancien est plus rare?
Charoux Françoise
11 août 2021 @ 10:51
Merci à Benoît-Henri, amoureux de New-York, pour cette évocation si expressive et maîtrisée d’un grand collectionneur dont la finesse d’esprit brille au travers du choix des illustrations. C’est aussi un plaisir de se souvenir de la visite de l’hôtel Lambert et du portrait éblouissant de Betty de Rothschild !