Voici un sujet consacré à la Via del Corso à Rome sous la plume de Benoît-Henri. Aristocratique et festive, telle fut la « couleur » de l’axe le plus prestigieux de la Ville Eternelle : l’antique via Flaminia accueillit au temps des empereurs romains bien des cortèges triomphaux.
Ci-dessus, Ippolito Caffi, Scène de carnaval devant le palais Ruspoli.Les processions pontificales prirent leur suite au Moyen Âge et c’est un pape vénitien, Paul II Barbo, qui en fit, au XVe siècle, le décor du carnaval et de ses célèbres courses de chevaux. Chaque année, au cours des jours et des nuits précédant le Mardi gras, le Corso devenait le centre du monde.
Débouché du Corso sur la place de Venise et, à l’angle gauche, le palais Bonaparte
Voir et être vu, voir sans être vu ? L’aristocratie, qui avait élu domicile au Corso dès la fin du XVIe siècle, disposait d’options nombreuses pour observer le spectacle de la rue : se montrer au balcon, prendre de la hauteur sur l’altana, belvédère qui dominait les toits voisins ou profiter de l’anonymat du bussolotto, structure de bois en surplomb agrémentée de jalousies où l’on pouvait s’installer confortablement.
Le palais d’Aste – Rinuccini, connu aujourd’hui sous le nom de Bonaparte, demeure le seul palais du Corso où sont réunis ces deux dispositifs.
Palais Bonaparte, l’intérieur du bussolotto
Letizia Bonaparte a passé les dernières années de son existence dans le palais d’Aste – Rinuccini auquel elle a laissé son nom. Durant cette longue et triste période, de 1818 à 1836, Madame Mère trompa bien souvent son ennui dans cette « loge » d’angle, stratégiquement située face au palais de Venise et au palais Bolognetti, devenu la plus fastueuses des résidences romaines, depuis son acquisition par les princes Torlonia.
Palais Mancini, dessiné et gravé par Piranèse
Jusqu’au XIXe siècle tout au moins, la présence française a influé profondément sur l’ambiance du Corso. On y rencontrait à la fin de l’Ancien Régime les hôtes de l’ambassadeur de France au palais De Carolis, et de l’autre côté de la rue, au palais Mancini, les pensionnaires de la prestigieuse Académie de France. Ce n’est que sous le Consulat que cette institution prendra possession de la Villa Médicis. Nous pouvons imaginer l’animation que ces jeunes gens, peintres, sculpteurs, architectes, faisaient régner aux abords du Corso.
Mascarade chinoise devant la place Colonna
Se trouvant aux premières loges, les pensionnaires du palais Mancini attendaient avec impatience les festivités du Carnaval. Ils se donnaient les moyens de leurs ambitions si l’on en juge par cette représentation du carnaval de 1735 due au peintre Jean-Baptiste Pierre. Cette année-là, le goût penchait pour les chinoiseries. En 1748, les pensionnaires défilèrent dans une « Caravane du sultan à La Mecque » haute en couleurs.
Le cortège du Cardinal de Bernis au palais De Carolis
La littérature abonde sur le fastueux train de vie du cardinal de Bernis, ambassadeur de France auprès du Souverain Pontife. Ne dit-on pas que le prélat tenait la meilleure table de tout Rome ? En face du palais De Carolis s’élève toujours la belle façade incurvée de l’église San Marcello et, au premier plan à gauche, le palais Mellini, avec son bussolotto rouge. Au rez-de-chaussée, la fameuse libraire française de Rome, Bouchard et Gravier, propose les dernières nouveautés : les admirateurs de Piranèse y dénichent ses dernières gravures, tandis que les Dominicains de Santa Maria sopra Minerva commandent aux libraires les volumes de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert !
Ippolito Caffi, La fête des Moccoletti
Le carnaval romain s’achevait par la fête des Moccoletti, ces petites chandelles vendues par milliers le soir du Mardi gras. On s’ingéniait à éteindre la chandelle du voisin tout en maintenant la sienne allumée ! L’angle de vue choisi par le peintre Ippolito Caffi permet de distinguer trois palais du Corso.
À droite se déploie la longue façade du palais Piombino, démoli hélas à la fin du XIXe siècle. Au premier plan à gauche, dans l’ombre, le palais Del Bufalo fait face au palais Chigi avec son bussolotto d’angle. Entre les deux palais, on devine à peine l’ouverture de la place Colonna.
Enfilade des salons du palais Del Bufalo Ferrajoli
Si le palais Chigi abrite depuis 1961 le siège de la présidence du conseil des ministres italien, le palais Del Bufalo est resté une demeure familiale : privilège, devenu rarissime, partagé avec le palais Doria-Pamphilj, bien connu des visiteurs amoureux de la Rome baroque, et avec le palais Ruspoli.
Le palais Del Bufalo témoigne aussi de la forte présence des Bonaparte dans les parages du Corso : le cardinal Fesch a vécu ici sous l’Empire. Le palais appartient depuis 1850 siècle à la famille des marquis Ferrajoli.
Le palais Caetani, actuel palais Ruspoli
Voici le plus important de tous les palais du Corso. S’y sont succédé d’illustres propriétaires, les Rucellai venus de Florence, les Caetani de Sermoneta puis les Ruspoli des princes de Cerveteri. La masse impressionnante de l’édifice est due à l’architecte Ammanati qui le bâtit dans les années 1580.
On déplorera quelques transformations malencontreuses, la disparition de tous les décors du rez-de-chaussée, ainsi que la suppression de la « grande marche », visible sur la gravure de Specchi : au pied de la façade, cette plateforme surélevée offrait un poste d’observation de premier choix aux Romains les jours de mascarade. Mais le palais conserve plusieurs morceaux de bravoure : un escalier monumental considéré comme une des merveilles de Rome au XVIIe siècle et, plus spectaculaire encore, la galerie à l’étage noble, du côté du Corso bien sûr.
La galerie du palais Ruspoli
« Diane chasseresse », peinture de Jacopo Zucchi à la galerie du palais Ruspoli
Qu’est-ce qu’une galerie ? Pour reprendre le mot plein d’esprit de l’historien de l’art André Chastel, « c’est un lieu de passage où l’on s’arrête ». Il y a de quoi en effet : au palais Ruspoli les murs comme la voûte sont entièrement recouverts de peintures, une rareté à Rome où, en règle générale, seul le plafond fait l’objet d’un vaste programme iconographique.
Ici, le peintre Jacopo Zucchi met en scène des figures mythologiques, des empereurs romains et, aux deux extrémités, les allégories des villes de Florence et de Rome, qui ont fait la fortune d’Orazio Rucellai, le commanditaire de ce formidable projet réalisé entre 1589 et 1592. Ces peintures demeurent l’un des plus précieux témoignages du grand décor maniériste à Rome, avant le coup d’éclat des Carrache à la galerie du palais Farnèse.
La « suite » de la reine Hortense
Petite confidence : à condition de casser sa tirelire, il est possible de louer une somptueuse suite au palais Ruspoli, le lieu même où séjourna, à la fin des années 1820, la reine Hortense, épouse séparée de Louis Bonaparte (qui posséda pour sa part le palais Mancini sous la Restauration !).
Service digne d’un palace, situation de premier plan à proximité de la via Condotti et brillant décor néoclassique … Que d’atouts !
Tischbein, Goethe à la fenêtre de son logement via del Corso
Fallait-il conclure avec Goethe qui, lors de son premier séjour romain, s’installa au 18 de la via del Corso ? L’emplacement était idéal certes, mais les nuisances fort désagréables.
Voici ce qu’il écrit le jour des Cendres de l’année 1787 : « Le temps des folies est terminé; hier au soir, c’était encore un tintamarre épouvantable. Quiconque a vu le carnaval à Rome éprouve le désir de le voir finir le plus tôt possible, et, surtout de ne plus jamais le revoir. Il est impossible d’écrire quelque chose là-dessus (…) ». Subsiste toutefois ce merveilleux dessin de Tischbein, conservé à Francfort, la ville natale du grand écrivain. (Merci à Benoît-Henri)
Pistounette
26 avril 2021 @ 04:55
Très intéressant reportage, merci. Il m’a donné l’envie de retourner passer quelques jours à Rome…
Robespierre
26 avril 2021 @ 07:37
Magnifique reportage. J’adore les petites rues de traverse du Corso qui nous mènent vers d’autres merveilles. La perspective de la piazza del Popolo qui débute avec les églises jumelles, et qui malheureusement nous fait apercevoir l’horrible Machine à Ecrire. J’ai autrefois passé des heures dans ce quartier, sans m’en lasser.
Carolus
26 avril 2021 @ 15:28
Robespierre, pardonnez-moi ce HS, mais je viens de relire votre commentaire sur le comte de Paris qui évoque le duc d’Edimbourg, et je suis morte de rire.😂
Elisabeth-Louise
26 avril 2021 @ 08:20
Beau reportage somptueusement illustré, et très intéressant;
Je n’ai pas le temps de vérifier, mais il me semble que le nom de « Corso » a été lexicalisé ( cad devenu un nom « commun » après avoir été un nom propre); ce qui nous donne en France le corso fleuri, par exemple;
Baboula
26 avril 2021 @ 08:32
La réputation de la Via Del Corso surprend quand on ne connaît pas l’histoire de tous les palais qui la bordent, il faut franchir les porches pour comprendre que l’on est au cœur aristocrate de Rome .
Jean Pierre
26 avril 2021 @ 08:49
Absolument d’accord, je n’avais aucune idée de ce que cachaient ces palais. La Via del Corso est donc plus que la rue des magasins de chaussures.
Je suis ravi par cet article.
BEQUE
26 avril 2021 @ 08:49
L’Académie de France s’était installée au palais Mancini en 1725. La Constituante ayant voté, en 1791, la réunion d’Avignon à la France, les relations diplomatiques étaient rompues entre le Saint-Siège et la France. Digne, le directeur de la Poste, s’étant vu refuser le droit de mettre sur sa porte l’écusson français, à la fin d’un dîner bien arrosé, avait fait servir, en manière de pièce montée un bonnet phrygien d’où s’échappaient des cocardes tricolores, que les convives avaient arborées, cependant que Hugou de Bassville (collaborateur du baron de Mackau, ambassadeur de Naples) prononçait un discours de style fort jacobin. Le 13 janvier, les pensionnaires de l’Académie de France avaient arboré l’écusson de la République. Du coup, le petit peuple s’était indigné. Le malheur avait voulu que Bassville, avec sa famille et ses amis, sortit en voiture chamarrée aux trois couleurs. Une émeute avait éclaté : la maison du banquier Moutte, où Bassville s’était réfugié, avait été envahie, aux cris de « Vive saint Pierre ! Vive le Pape ! Mort aux Jacobins ! » Et le malheureux Français avait été mortellement blessé d’un coup de rasoir au bas ventre. A la suite de ces événements, l’Académie de France à Rome fut supprimée. Elle fut rétablie en 1795 par le Directoire, mais il restait à lui trouver un nouveau lieu d’accueil. Le 18 mai 1803, la France et la Cour d’Etrurie décidèrent d’échanger le Palais Mancini contre la Villa Médicis, qui était en vente.
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Robespierre
26 avril 2021 @ 09:58
Merci pour cette anecdote. Je ne la connaissais pas. Un historien devrait raconter les aventures des ambassadeur de la Première République dans quelques cours européennes. La Haye qui était très francophile doit avoir ses petites histoires.
Les Français installés à Rome et acquis au idées révolutionnaires n’eurent pas la vie si facile là-bas. Il y avait des groupes italiens sympathisants mais l’Etat romain était vigilant. Le général Duphot qui était venu voir sa fiancée Désirée Clary qui séjournait chez son beau-frère Joseph Bonaparte, ambassadeur de France, a eu le tort de se trouver au milieu d’une mêlée de partisans de la Révolution et il fut tué par un soldat du Pape. Destin brisé à 28 ans pour un incident jamais vraiment élucidé. On a prétendu qu’il était à la tête de ces révolutionnaires, car sa mort a eu lieu loin de l’ambassade. Et Désirée dut se trouver un autre fiancé. On dit que tous les chemins mènent à Rome, mais ils en partent aussi.
Robespierre
26 avril 2021 @ 11:26
acquis auX idées
aubert
27 avril 2021 @ 10:47
Cher Robespierre, me permettez-vous uns suggestion ?
Lorsque vous en aurez assez de votre pseudonyme pourquoi ne pas prendre « Rétif de la Bretonne » ?
BEQUE
26 avril 2021 @ 09:11
La basilique de Saint Ambroise et Saint Charles du Corso inspira Soufflot pour Sainte Geneviève (le Panthéon). Derrière le chœur, l’autel renferme la châsse contenant le cœur de Saint Charles Borromée dans un magnifique reliquaire en métal doré. La relique fut envoyée de Milan (dont Saint Charles était l’évêque) en 1613 et placée dans un ostensoir porté par un ange et un socle de cristal.
Le cardinal de Bernis accueillit au Palais Carolis (qui abritera l’Ambassade de France jusqu’en 1839) Mesdames de France, Madame Adélaïde et Madame Victoire, filles de Louis XV, au moment de la Révolution. Déjà en 1791, après l’internement de Louis XVI au Temple, les pensionnaires de l’Académie de France accusaient leur directeur d’être « le plat courtisan des demoiselles Capet, tantes de Louis le dernier
Naucratis
26 avril 2021 @ 14:17
« Déjà en 1791, après l’internement de Louis XVI au Temple »… je crois qu’il y a un problème de chronologie. Sans doute faut-il lire 1792 ?
BEQUE
26 avril 2021 @ 17:09
Oui, bien sûr. Merci de votre remarque.
Val
26 avril 2021 @ 11:56
Non seulement il y a des magasins de chaussures mais des vendeurs au black qui vendent les mêmes modèles que dans les vrais , jai halluciné !! dans l’artère sans présence policière !!
Mais j’adore Rome et les Romains !! Petite capitale mais tellement riche !!!
Ciboulette
26 avril 2021 @ 14:44
Merci , Benoit-Henri , pour ce merveilleux article . La galerie peinte est tout simplement étourdissante !
Pour le reste , beaucoup de faste et d’ingéniosité certes , mais je partage assez l’avis de Goethe !
Carolus
26 avril 2021 @ 15:42
Ils sont fous ces Romains ! 🙂
C’est tout à fait identique à Venise, ils vendent des faux sacs Gucci devant l’une des boutiques Gucci…
Le plus « drôle » que j’ai vu, au niveau du pont de L’Accademia, il y avait bien des policiers qui venaient de prendre la marchandise de contrefaçon, des sacs, à un revendeur, et celui-ci est passé en courant devant les deux policiers et leur a arraché les sacs des mains et il s’est sauvé en direction des Zattere.
Les policiers ont laissé faire.
Rossella
26 avril 2021 @ 20:07
Grazie di cuore
François
26 avril 2021 @ 12:20
Très bel article. Et bien illustré.
Esquiline
26 avril 2021 @ 12:32
Sûrement un ouvrage intéressant pour ceux qui observent le monde d’un regard hexagonal.
Carolus
26 avril 2021 @ 15:32
Merci Benoît-Henri.
Je connais peu Rome par rapport à Venise, mais il serait temps que je m’y (re)mette.
Pascal M
26 avril 2021 @ 16:25
Le « bussollotto » accolé sur la façade de l’ancien Palais Bonaparte, je l’avais remarqué et cela m’avait intrigué…Maintenant je sais!
Sinon, merci pour ce reportage intéressant et instructif!
Ça me donne envie de revisiter Rome, revoir le Vatican et découvrir les environs de la Ville Éternelle…
Leonor
26 avril 2021 @ 16:46
C’est vrai qu’il était beau gosse, Goethe. Même de dos et en savates ! Et Dieu qu’il le savait, le bougre !
En plus, il était curieux comme une vieille pie.
Le dessinateur a ici vraiment bien saisi sa posture .
L’oeuvre est intitulée » Goethe am Fenster der römischen Wohnung am Corso » ( Trad) : Goethe à la fenêtre de son logement romain du Corso.
C’est une assez petite aquarelle, craie et dessin à la plume sur mine bleue, sur papier. Elle se trouve actuellement à Francfort sur le Main, au Goethe-Museum.
Tischbein était un excellent dessinateur, graveur, peintre, issu d’une dynastie d’artistes graphistes, et bien en cour auprès de la noblesse allemande .
Réf. entre autres : https://de.wikipedia.org/wiki/Johann_Heinrich_Wilhelm_Tischbein
Benoît-Henri
26 avril 2021 @ 19:27
Vous avez raison Esquiline, mon propos était « franco-centré », choix dicté par l’impossibilité de faire un reportage exhaustif. J’ai eu la chance de me rendre à Rome en octobre dernier, entre deux confinements. Pas un touriste sur le Corso, on n’y parlait qu’italien, c’était merveilleux. Et j’ai pu apprécier les améliorations apportées à cette belle rue, dans sa portion piétonne, du côté du palais Ruspoli et en direction de la Piazza del Popolo. Bellissima Roma !
Corsica
26 avril 2021 @ 22:06
Magistral article sur une rue que je connais bien et que j’ai eu plaisir à arpenter en pensées grâce à vous Benoît-Henri, soyez-en remercié. Quant à Goethe, il râlerait encore s’il se trouvait là les samedis de soldes, les trottoirs sont quasi impraticables !
Caroline
26 avril 2021 @ 22:10
Extrêmement intéressant avec beaucoup d’ illustrations et de photos !
Merci à Benoît- Henri pour son article très bien rédigé !
Merci à nos internautes pour leur commentaire intéressant !
HRC
26 avril 2021 @ 23:58
Très agréable à lire, vraiment.
Baboula
27 avril 2021 @ 12:21
Aller via Del Corso avec une ado de 14 ans et en revenir avec des Doc Martens !
Francoise CHAROUX
27 avril 2021 @ 17:10
Benoît-Henri évoque avec agilité, humour et érudition la vie du Corso.
Le choix des illustrations et photos est parfaitement évocateur.
Délicieux point final.
J’ai adoré.
Pascal-Jean
29 avril 2021 @ 16:48
Merci Benoit-Henri pour ce voyage, dans le temps et dans l’espace, particulièrement précieux en ce temps de pandémie. La galerie du Palais Ruspoli fait rêver… Excellent article vraiment !