Si Besenval fut affecté par la disgrâce de Choiseul en 1770, sa faveur remonta au plus haut avec l’avènement de Louis XVI en 1774. Le nouveau roi l’apprécie et il devient rapidement un des familiers de Marie-Antoinette, à qui il a été présenté par le comte d’Artois, nouveau colonel général des Cent-Suisses et Grisons.
Le baron a trente-quatre ans de plus que la jeune reine, mais il l’amuse et la distrait. Peut-être aussi incarne-t-il pour elle une figure paternelle et elle n’hésite pas à se confier à lui.
Marie-Antoinette par Élisabeth Vigée Le Brun (château de Versailles)
Selon Madame Campan, « Le baron de Besenval avait conservé la simplicité des Suisses et acquis toute la finesse d’un courtisan français. Cinquante ans révolus, des cheveux blanchis lui faisaient obtenir cette confiance que l’âge mûr inspire aux femmes, quoiqu’il n’eût pas cessé de viser aux aventures galantes. Il parlait de ses montagnes avec enthousiasme ; il eût volontiers chanté le ranz-des-vaches avec les larmes aux yeux et était en même temps le conteur le plus agréable du cercle de la comtesse Jules (de Polignac). La chanson nouvelle, le bon mot du jour, les petites anecdotes scandaleuses formaient les seuls sujets d’entretien du cercle intime de la reine ».
Dans ses Mémoires, Besenval écrit: « Les bontés et la confiance qu’elle (la reine) me témoignait m’attachèrent à elle sans réserve. En lui parlant le langage convenable à une femme de vingt ans je ne m’occupai, sans prendre sur ses plaisirs que je sentais toujours devoir avoir la préférence, qu’à lui faire jouer le rôle et lui donner la consistance la plus convenable à sa gloire et à assurer son bonheur ».
En réalité, loin de jouer les Pygmalion, Besenval ne fit qu’encourager le penchant de la reine à la moquerie et à la médisance, et user de son influence pour conforter sa position et favoriser ses amis.
Ainsi, en 1780, il intrigue pour faire nommer ses amis Ségur et Castries respectivement secrétaires d’Etat à la Guerre et à la Marine. Mais il ne réussit pas à intéresser Marie-Antoinette à cette cause.
Yolande Martine Gabrielle de Polastron, duchesse de Polignac par Élisabeth Vigée Le Brun (château de Versailles)
Pour parvenir à ses fins, il manipule la duchesse de Polignac, en la poussant à faire un chantage affectif à la reine dont elle est la favorite. Marie-Antoinette cède, et grâce à l’appui de Necker contre Maurepas, elle parvient à imposer la nomination de Ségur et de Castries.
Ces choix, s’ils ont été plutôt heureux (en raison des qualités d’organisateur de ces deux ministres), obéissaient à des intérêts personnels bien plus qu’à une vision politique. Il faut d’ailleurs reconnaître à Besenval une certaine lucidité en ce domaine : en 1787, il soutint le projet de réforme de Calonne, dernière chance de la Monarchie, mais ne réussit pas à en convaincre la reine.
La faveur de Besenval connut cependant quelques éclipses. L’impératrice Marie-Thérèse et l’empereur Joseph II voyaient d’un très mauvais œil la confiance que leur fille et sœur accordait à un homme aussi léger et indiscret, à qui elle fait des confidences « sur ce qui est personnel au roi », c’est-à-dire ses difficultés sexuelles.
Sous l’effet de leurs remontrances, Marie-Antoinette réalise que le Suisse n’est pas le meilleur des conseillers, et prend ses distances. Mais cela ne dure pas, et le baron, indispensable amuseur du cercle de la reine, rentre en grâce rapidement.
En avril 1779, Marie-Antoinette, atteinte de la rougeole, s’isole pendant trois semaines à Trianon, gardée par quatre seigneurs, Coigny, Guines, Esterhazy et Besenval, qui prétendent même la veiller la nuit !
L’ambassadeur d’Autriche, Mercy-Argenteau, réussit à empêcher ce scandale : ces messieurs sortiront de la chambre à onze heures du soir et n’y rentreront que le matin. La Cour ricane, se demandant quelles seraient les quatre dames choisies pour garder le roi s’il tombait malade…
La prison et la mort
Commandant des Gardes Suisses, Besenval est un des principaux officiers en charge du maintien de l’ordre dans la capitale lorsqu’éclate la Révolution. Mais, comme tous les défenseurs de la Couronne en ces journées cruciales, il se montre maladroit et indécis.
Le 12 juillet 1789, il fait disperser la foule réunie aux Tuileries par les dragons du prince de Lambesc, mais le surlendemain, devant l’imprécision des ordres du commandement, il replie ses troupes à Sèvres. C’est une faute.
Louis XVI ne la lui reproche pas, mais les révolutionnaires réclamant sa tête, lui ordonne de partir en Suisse. Dans sa fuite, Besenval est arrêté près de Provins, puis, après avoir failli être massacré et été sauvé in extremis par l’intervention de Necker, incarcéré à Brie-Comte-Robert pendant plus de trois mois. Enfin, le 29 novembre, il est ramené à la prison du Châtelet à Paris, pour être jugé pour « crime de lèse-nation ».
Besenval conduit au château-de Brie Comte-Robert, le 10 août 1789, par Jean-Louis Prieur (Paris, musée Carnavalet)
Grâce à la brillante plaidoirie de De Sèze (futur avocat de Louis XVI), et à une pétition des soldats et sous-officiers des Gardes-Suisses adressée à l’Assemblée Nationale, Besenval est déchargé de toute accusation le 1er mars 1790 et ramené en triomphe chez lui, rue de Grenelle, par ses hommes.
Hubert Robert lui avait rendu visite pendant sa captivité et peint l’émouvant tableau récemment acquis par le Louvre. Par la fenêtre ouverte, on aperçoit la Seine et, au loin, le dôme du Collège des Quatre-Nations. Le prisonnier est évoqué par son chien et un grand portefeuille de cuir, sur lequel figure son nom : « Le Baron de Bezenval (sic)».
Vue de la cellule du baron de Besenval à la prison du Châtelet par Hubert Robert (Musée du Louvre)
Après sa libération, le baron partit quelque temps se reposer à Soleure. La prison avait mis à rude épreuve sa santé du baron. Âgé de soixante-neuf ans. Il souffrait du cœur et avait des syncopes. Pour lui faire reprendre des forces, son médecin lui ordonna un régime à base de truffes, de pâté et de jambon !
Ne pouvant se passer de Paris, Besenval y rentra malgré les troubles. Le 2 juin 1791, il avait invité une vingtaine d’amis à souper mais, trop fatigué, il ne se mit pas à table. A la fin du repas, il vint les saluer, livide, en disant : « C’est l’ombre du Commandeur qui vous fait sa visite ». Laissant ses convives terrifiés, il regagna sa chambre et mourut une heure plus tard.
Le mémorialiste
De même qu’il était un brillant causeur, Besenval, malgré son ignorance, écrivait avec un certain talent. Pendant la guerre de Sept Ans, cantonné en Allemagne, il avait imaginé des jeux littéraires pour distraire ses camarades, et composé son premier roman, Les Amants soldats.
Quelques années plus tard suivit Spleen, sur le modèle de Candide. Pendant la guerre de Sept Ans, cantonné en Allemagne, il avait imaginé des jeux littéraires pour distraire ses camarades, et composé son premier roman, Les Amants soldats. Quelques années plus tard suivit Spleen, sur le modèle de Candide. Mais aucun de ces écrits n’a traversé les siècles, à la différence de ses Mémoires.
Ceux-ci, rédigés sans plan préconçu, se présentaient sous forme de notes éparses, portraits, récits militaires, intrigues de cour et remaniements ministériels, pensées…
Ces notes furent remises en ordre, et vraisemblablement légèrement remaniées par le vicomte de Ségur qui en assura la publication en 1805 : fils naturel du baron, le vicomte fut aussi son héritier et exécuteur testamentaire.
Joseph-Alexandre, vicomte de Ségur par Élisabeth Vigée Le Brun
Sceptique en matière de religion, Besenval est très critique envers l’Église. Il n’a pas plus de révérence pour l’institution monarchique. Mais il est lucide et se montre très hostile à la fronde parlementaire et aux philosophes et encyclopédistes, qu’il trouve pédants. De même, il est le seul, dans l’entourage de la reine, à percevoir le caractère subversif du Mariage de Figaro et à soutenir Louis XVI qui veut interdire la pièce.
Lors de leur parution, les Mémoires de Besenval causèrent un certain scandale, car ils montraient toute la corruption de la haute noblesse et donnaient de Marie-Antoinette une image incompatible avec la légende de la reine-martyre qui était en train de se mettre en place.
En effet, si Besenval montre la noblesse de cœur de la reine, il ne cache rien de son caractère capricieux et frivole. Il lui reproche en particulier son inconstance et son ingratitude, dont il se plaint de faire les frais.
Madame Campan voulut prendre la défense de son ancienne maîtresse et expliqua que celle-ci avait éloigné le baron car elle s’était fâchée d’une déclaration d’amour que celui-ci aurait osé lui faire. Cette scène est peu vraisemblable, et on a vu que la « disgrâce » du baron s’explique en réalité par l’intervention de l’impératrice Marie-Thérèse : choquée de ce que sa fille ait raconté à Besenval les défaillances sexuelles de Louis XVI, elle lui avait ordonné de l’éloigner.
La véracité des Mémoires est d’ailleurs attestée par deux personnages qui avaient connu de près la Cour et la famille royale, le duc de Lévis et le prince de Ligne.
Ce dernier, pourtant « amoureux » de Marie-Antoinette, ne parut pas choqué de l’image qu’en donne Besenval, puisqu’il écrivit : « Ses portraits sont extrêmement vrais, il n’y en a pas un de manqué, tous les traits, les plus petites nuances sont saisis ». Stendhal les lira avec délices, et dans De l’Amour, reconnaîtra l’influence que les Mémoires de Besenval ont eue sur lui.
Au fond, malgré ses défauts, n’est-ce pas une Marie-Antoinette bien attachante que nous décrit Besenval ? : « Son caractère était doux et prévenant. Facilement touchée par les malheureux, aimant à les protéger, à les secourir en toute occasion, elle montrait une âme sensible et bienfaisante, et réunissait deux qualités assez rares à rencontrer ensemble, celle de se plaire à rendre service, et à jouir du bien qu’elle avait fait. Un grand attrait pour le plaisir, beaucoup de coquetterie et de légèreté, peu de gaieté naturelle, l’empêchaient d’être aussi bien dans la société que ses qualités essentielles et son extérieur l’annonçaient… ». (merci à Pascal-Jean Fournier pour cet article)
Robespierre
6 juillet 2021 @ 06:20
Besenval peint à ravir le portrait de Marie-Antoinette. Les caractères des êtres sont complexes et la gentillesse, le désir de rendre service peuvent aussi s’allier à pas mal de futilité. Les mémoires de Madame Campan ont dû être un peu édulcorés par sa nièce après sa mort. Mais ils sont aussi intéressants que ceux du baron de Besenval.
Merci encore à Pascal-Jean d’avoir fait revivre un personnage phare de la Cour de France de l’Ancien Régime.
Severina
6 juillet 2021 @ 08:39
Article très intéressant, merci
HRC
6 juillet 2021 @ 10:23
« Maladroit et indécis » ou « imprecision du commandement » ?
Tout est là
JAusten
6 juillet 2021 @ 10:07
Pour moi il ne serait décidément pas un acteur au XIX ème ;)
Une Marie-Antoinette décrit par un tel personnage, devait être quelqu’un de bon au fond, mais gâtée (sens « abîmée ») par sa position dès sa naissance.
Antoine
6 juillet 2021 @ 14:07
Marie-Antoinette, tout comme sa multitude de frères et soeurs, avait été parfaitement élevée et avait reçu une bonne instruction. L’Impératrice Marie-Thérèse veillait de très près à l’éducation de ses enfants. Elle les aimait mais ne leur passait rien. Les enfants impériaux ont eu une enfance heureuse mais sévère. Je pense que c’est par réaction que Marie-Antoinette une fois mariée est devenue plus frivole et a mal profité d’une liberté dont elle était loin de jouir à la cour de Vienne. Sa mère lui écrivait toutes les semaines et ses lettres débordent de conseils de bon sens, de réprimandes et de mises en garde dont Marie-Antoinette aurait mieux fait de s’inspirer plutôt que de céder aux sirènes des courtisans. Son destin en eût peut-être été changé.
Menthe
6 juillet 2021 @ 10:15
Quelques traits de courtisane rie toujours d’actualité de nos jours, passer par les femmes pour s’élever dans le monde du pouvoir.
Menthe
6 juillet 2021 @ 12:33
Courtisanerie
Jean Pierre
6 juillet 2021 @ 12:35
C’était un courtisan comme on n’en fait plus….ou presque.
Leonor
6 juillet 2021 @ 12:58
Besenval, c’est un nom qui peut être difficile à porter …
Euh, bon, à un de ces jours.
Mayg
6 juillet 2021 @ 13:12
Merci à Pascal-Jean Fourier pour cet article
Mayg
6 juillet 2021 @ 13:13
Du coup le baron de Besenval n’a pas de descendance légitmie ?
Pascal-Jean Fournier
6 juillet 2021 @ 14:16
Petit complément sur le rôle controversé de Besenval en juillet 1789 : Au mois de juin, en prévision des troubles, Louis XVI avait fait venir plusieurs régiments en région parisienne. Mais, répugnant à verser le sang, il n’avait pas l’intention de s’en servir, comme le montrent les instructions reçues par Besenval : « donner les ordres les plus modérés aux officiers » et « éviter avec le plus grand soin de se compromettre et d’engager aucun combat avec le peuple ». Le roi comptait apparemment sur l’effet dissuasif de la simple présence des troupes. Celles-ci étaient placées sous le commandement général du maréchal de Broglie, à peine moins pacifiste que Louis XVI. Aucune stratégie, aucun plan d’action n’avaient été élaborés : l’impréparation des officiers en cas de soulèvement de la population était totale. De plus, les troupes n’étaient pas sûres, l’insubordination gagnait rapidement, les désertions se multipliaient. Le 12 juillet, après l’échauffourée aux Tuileries, Besenval tenta une contre-offensive en faisant passer sur la rive droite des troupes stationnées au Champ-de-Mars, mais elles furent regroupées trop tard et il ordonna leur retraite. Le 13 juillet, il fut avisé que plusieurs unités placées sous son autorité refuseraient de tirer sur le peuple. Comprenant que la partie était perdue, il abandonna donc ses positions, en particulier l’hôtel des Invalides, qui fut envahi au matin du 14 juillet et dont les magasins d’armes furent dévalisés. Pour peu glorieuse qu’elle soit, la retraite de Besenval a peut-être évité que l’émeute du 14 juillet ne soit plus meurtrière… Le reproche qu’on peut lui faire est plutôt d’avoir sous-estimé le danger et de ne pas s’y être préparé : c’est celui que l’on peut adresser aussi au roi, au gouvernement et à la Cour. Enfin, rien n’indique, comme l’ont dit certaines mauvaises langues, que Besenval ait laissé sans défense les Invalides pour détourner les émeutiers de piller son hôtel, qui était tout proche.
HRC
7 juillet 2021 @ 14:17
S’adresser au Roi.
Et pas seulement à son supérieur hiérarchique.
Vous avez répondu à ma question, merci.
Les ordres du Roi, qui se voulaient pacifistes, finalement il les a appliqués. C’est la grandeur du Roi de les avoir donnés, et l’intelligence de Besenval de les avoir suivis.
Mais…le Roi avait-il su, et compris, l’importance de la désobéissance en cours de ses soldats ? De leur solidarité avec l’Assemblée ?
C’est facile de dire aujourd’hui, je le reconnais, que c’est là où se situe le passage d’une émeute à une révolution ! Ce qu’on aurait dit au Roi après la chute de la Bastille, certes.
Mais après.
HRC
7 juillet 2021 @ 14:23
Pascal – Jean, merci infiniment.
En cherchant la liste des premiers départs de Versailles vers l’émigration ici ou là, on pourra regretter que ces gens n’aient pas pris la peine de dire à qui de droit que des soldats qui n’obeissent plus, ou risquent de le faire, c’est là le moment où commence la révolution.
J’ai beaucoup aimé et votre texte et votre sujet.
Caroline
7 juillet 2021 @ 00:01
Très intéressant ! 👍
Corsica
7 juillet 2021 @ 06:04
Merci pour cette deuxième partie tout aussi intéressante que la première. En regardant les portraits de la reine et celui de la duchesse de Polignac, je suis frappée par le fait que la reine paraît nettement plus vieille que son amie alors qu’elles ont toutes deux été peintes au début de leur trentaine.