Le terrain occupé aujourd’hui par le palais Youssoupov figure sur les tous premiers plans de Saint-Pétersbourg. Il appartenait à l’époque à la tsarevna Praskovia Ioannovna, soeur cadette de l’impératrice Anna Ioannovna et nièce de Pierre le Grand.
En 1726, la tsarevna fit don de son domaine, qui comprenait entre autres bâtisses un petit palais en bois, au régiment de la garde Semionovski qui y cantonna pendant plusieurs années jusqu’à son déménagement en 1742.
L’ancien domaine de Praskovia Ioannovna fut alors vendu à des particuliers.
Une partie des terrains fut acquise par le général en chef, le comte Piotr Chouvalov, qui y fit construire un palais en pierre dont la façade, de décor baroque, donnait sur le quai de la Moïka. Un vaste jardin avec des serres s’étendait derrière le palais jusqu’à la rue des Officiers.
Les réceptions, bals et fêtes donnés par le comte Chouvalov réunissaient les personnes les plus en vue de l’époque, dont la famille impériale. Ainsi, le journal de la Cour de 1752 fait mention d’un diner chez les Chouvalov auquel assista l’impératrice Elisabeth Petrovna. En 1754, c’est dans ce palais que fut fêtée la naissance de Paul Petrovitch, l’héritier du trône russe et futur empereur Paul Ier.
En 1765, le jeune prince Chouvalov vendit le palais démodé et une partie du jardin à son voisin, le comte Tchernychov. En même temps, il invita l’architecte français Jean-Baptiste Vallin de la Mothe à reconstruire la deuxième maison, située plus en amont de la Moïka.
Après la mort prématurée d’Andreï Chouvalov (mort en 1789 à 45 ans), la maison devint la propriété de sa fille Alexandra, dame d’honneur de Catherine II et de son fils Paul.
En 1795, Catherine racheta le domaine des Chouvalov et en fit don à la comtesse Alexandra Branitskaïa, nièce bien-aimée de Grigori Potemkine, amie intime et confidente de Catherine II.
Alexandra quitta Saint-Pétersbourg après la mort de Catherine, mais la maison resta propriété des Branitski jusqu’au 5 mars 1830, date à laquelle la vieille comtesse la vendit au prince Nikolaï Borissovitch Youssoupov pour la somme de 250.000 roubles d’assignats.
Youssoupov était marié à la soeur de Branitskaïa, Tatiana Vassilievna, ce qui a sans doute joué un rôle décisif.
Cet évènement ouvre la page la plus brillante et glorieuse de l’histoire du palais.
Les Youssoupov tiraient leur origine des chefs tout-puissants de la Horde des Noghays, et appartenaient à une ancienne famille princière millénaire.
La fortune de cette famille, réputée « plus riche que le tsar » provenait des terres des Khans Nogaï, et consistait, à la veille de la révolution russe, en plusieurs millions d’hectares de terres : ils possédaient des domaines totalisant plus de 2 000 km2, avec des usines sucrières, des moulins, des briquèteries, des mines de charbon, des distilleries, des usines textiles…. ainsi que des participations dans plus de 3 000 sociétés, des quartiers entiers de Moscou et de Saint-Pétersbourg et une fantastique collection d’art et de bijoux.
Le prince Nikolaï fut l’une des personnalités les plus cultivées et les plus riches d’Europe.
Nicolas Youssoupov par Jean-Baptiste Lampi
Haut dignitaire, confident de Catherine II, il fut Maréchal de la Cour lors du couronnement de trois empereurs : Paul Ier, Alexandre Ier et Nicolas Ier.
Mécène, érudit parlant 5 langues, fervent collectionneur de peintures, sculptures… Catherine II puis Paul Ier lui confiaient aussi l’achat d’oeuvres pour leurs palais.
Il partit en voyage à travers l’Europe où il fut reçu dans les maisons les plus riches et les plus nobles, ainsi qu’à la cour des plus grands monarques européens. Il se lia d’amitié avec Voltaire, Diderot, Beaumarchais… Alexandre Pouchkine.
Agé de 80 ans, Nikolaï ne quittait plus son domaine préféré d’Arkhanguelskoïé. Il acheta la maison de Saint-Pétersbourg pour son fils unique, l’héritier de tous ses biens et maître de la Cour de Sa Majesté Impériale, Boris Nikolaïevitch Youssoupov, qui s’y installa avec sa mère.
Boris Youssoupov à 15 ans par Antoine Jean Gros
L’ancien hôtel Chouvalov, bâti dans les années 1760, leur parut archaïque et démodé. La direction des travaux pour la reconstruction fut confiée à Andreï Mikhaïlov II, académicien d’architecture et adepte du néo-classicisme tardif. En travaillant sur le projet (achevé le 14 août 1830) il fit preuve d’un tact particulier envers l’oeuvre de ses prédécesseurs.
Ayant conservé les proportions principales du corps central avec son portique muni de six colonnes toscanes, il suréleva les ailes latérales de deux étages et dépouilla le toit et les murs de leur décor baroque.
Le passage donnant accès à la cour intérieure fut supprimé et fut remplacé par un vestibule somptueux avec un bel escalier d’honneur donnant dans les appartements du premier étage.
Après la mort subite du vieux prince Youssoupov, survenue en été 1831, il fut décidé de transférer la majeure partie de sa collection d’Arkhanguelskoïe à Saint-Pétersbourg.
Les travaux de décoration battaient leur plein lorsque le prince Boris ordonna à l’architecte d’élargir le bâtiment pour pouvoir disposer les collections de son père.
En 1832-1834, Andreï Mikhalov II éleva une aile longeant la limite est du terrain. Une belle enfilade de 5 salles, qui y fut aménagée spécialement pour abriter les trésors artistiques de la famille, aboutissait à un splendide théâtre.
La reconstruction du palais dura 7 ans. Les intérieurs du palais qui nous sont parvenus nous permettent de se faire une idée précise du logement d’un dignitaire russe du premier tiers du 19è siècle, ainsi que des goûts artistiques qui caractérisaient l’époque du classicisme tardif.
Les salles d’apparat de l’enfilade du premier étage, resplendissantes de dorures, revêtues de marbres nobles, tendues de soies moirées, garnies de glaces vénitiennes et de sols en marqueterie, ornées de peintures monumentales et d’élégantes moulures, frappent par leur luxe.
La première pièce est la Rotonde, salle ronde recouverte d’une coupole et entourée d’un cercle de colonnes ioniques en marbre artificiel dont la teinte bleue s’harmonise avec la couleur claire des murs. La peinture de la coupole imite le ciel nocturne semé d’étoiles.
La Grande Rotonde
Le Salon Bleu et le Salon Cramoisi qui continuent la suite des salles d’apparat, tout différents qu’ils sont par leurs coloris, constituent néanmoins une composition unique. Les murs des deux salons sont tapissés d’étoffe fabriquée à la manufacture de Koupavino (environs de Moscou).
Les peintures des plafonds se distinguent par une légèreté et une élégance raffinées, la marqueterie des parquets présente un assemblage de plusieurs espèces de bois d’essences précieuses.
Le Salon Bleu
Le Salon Cramoisi
Les salons donnent accès à la Salle de Danse dont le décor accuse une noblesse particulière. La peinture du plafond due à Pietro Scotti (nymphes en robes volantes tourbillonnant dans une ronde) fait allusion à la destination de la salle.
La Salle de Danse
Non moins somptueuse est la Salle aux Colonnes Blanches qui termine l’enfilade longeant le quai de la Moïka. La colonnade corinthienne qui en fait le tour, la peinture élégante du plafond ainsi que les lustres en papier-mâché recouverts d’une riche dorure sont autant d’éléments décoratifs qui contribuent à l’impression de luxe et d’harmonie particulière produite par cette salle. C’est là que se tenaient les banquets.
La Salle aux Colonnes Blanches
L’ensemble unique d’oeuvres d’art rassemblé par le prince Nikolaï comptait plusieurs centaines de peintures et sculptures de tous les plus grands artistes d’Europe. En outre, de nombreux portraits ornaient les murs des salles d’apparat et des appartements privés.
La Rotonde, petite salle ronde qui porte le nom d’Antonio Canova, abritait deux oeuvres du célèbre sculpteur italien : l’Amour et Psyché et l’Amour tenant un arc et un carquois, acquises par Nikolaï dans l’atelier de l’artiste.
L’Amour et Psyché de Canova
Le premier catalogue de la galerie Youssoupov intitulé « Le Musée du prince Youssoupov contenant les toiles, les marbres, les ivoires et les porcelaines qui se trouvent dans le palais de Son Excellence à Saint-Pétersbourg » parut en 1859. La collection comptait à l’époque 483 tableaux et 31 sculptures en marbre.
Les spectacles du théâtre de la maison constituaient immanquablement la plus grande attraction des réceptions données dans le palais Youssoupov. Le 1er février 1836, c’est sur la scène de ce théâtre qu’eut lieu la première représentation du premier acte de « La vie pour le tsar« , ce qui fut un évènement marquant de la vie culturelle de Russie.
L’auteur du premier opéra national russe, le compositeur Mikhail Glinka, se souvenait plus tard « L’orchestre, bien que médiocre, a néanmoins assez bien joué… l’effet général m’a paru satisfaisant ».
Vers cette époque tous les acteurs de la troupe étaient affranchis, conformément au testament de son père Nikolaï.
Quant à l’orchestre, environ 30 personnes, les membres restaient serfs. Ils accompagnaient leurs patrons pendant leurs promenades en bateau sur la Neva et la Moïka, en chantant et en jouant de la musique.
C’est sans doute la maîtresse de la maison, la princesse Tatiana Youssoupova qui fut l’âme du cercle artistique qui s’était formé dans le palais.
Femme cultivée, charmante et hospitalière, elle menait une vie assez retirée. Fine connaisseuse d’art possédant une immense fortune, elle rassembla une remarquable collection de bijoux qui renfermait, entre autres, le diamant « L’Etoile Polaire » (40 carats) et la belle perle surnommée « La Pèlerine » (ou Pelegrina), grosse comme une noix.
Au début du 17è siècle, « La Pèlerine » avait appartenu à Philippe II d’Espagne qui en fit don, en 1660, à sa fille l’infante Marie-Thérèse, à l’occasion de son mariage avec Louis XIV.
Jusqu’en 1792, la perle fit partie des joyaux de la couronne française. Acquise en 1826 à Moscou par Tatiana Vassilievna Youssoupova, elle resta plus de 130 ans dans la famille des Youssoupov jusqu’à ce qu’en mai 1957 elle ne fût mise en vente à la maison Christie’s de Genève où elle fut achetée par un anonyme.
La fin des travaux de reconstruction du palais Youssoupov fut célébrée par un grand bal donné le 27 février 1837. (Merci à Pistounette – Le texte de ce sujet est inspiré du livre « Le Palais Youssoupov – 94, quai de la Moïka -Saint-Pétersbourg » de Galina Svechnikova, Directrice du Palais Youssoupov)
A suivre…
Bambou
27 avril 2021 @ 05:52
Encore une merveille d’architecture….
Palais où Raspoutine trouva la mort…
Marie d’Aix
27 avril 2021 @ 06:43
Merci pour cet article passionnant et très bien documenté..
Hâte de lire la suite !
Aristocrate
27 avril 2021 @ 07:04
Magnifique! J’ai justement entendu parler récemment de ce palais dans une vidéo consacrée à Raspoutine et je me suis laissé dire qu’il avait l’air encore plus beau que les palais impériaux.
Alors merci Pistounette ! Je n’ai pas le temps de lire maintenant mais je le mets de côté pour plus tard. Un beau moment de lecture en perspective.
Laurent
27 avril 2021 @ 08:54
J’ai visité le palais en 2014
Il est très beau et très luxueux mais à peu près toute la collection de tableaux est au musée de l’ermitage.
J’ai pu assisté à un ballet dans le théâtre .
Il rivalise avec les palais impériaux mais j’ai quand même été surpris par le palais Catherine à Tsarskoie Selo maintenant Pouchkine
Le palais d’hiver à Saint Petersbourg est lui aussi très impressionnant.
Quand on est à Saint Petersbourg il y a tant de palais qu’il est difficile de se faire une idée de celui qui est le plus beau .
Cela dépend de ses goûts.
Ciboulette
28 avril 2021 @ 18:58
Le Palais d’Hiver , quand je l’ai vu pour la première fois , il y a fort longtemps . Je n’étais pas habituée aux façades colorées . Ce souvenir m’est resté , et c’est mon palais préféré .
Guizmo
27 avril 2021 @ 08:08
Merci beaucoup Pistounette pour cette visite très intéressante. Le palais Youssoupov de la Moïka est manifestement l’un des plus beau palais de Saint-Pétersbourg ! Merci aussi pour les belles photos
Ciboulette
27 avril 2021 @ 11:14
Merci , Pistounette ! Quelle splendeur !
Trianon
27 avril 2021 @ 08:48
Merci infiniment Pistounette, c’est vraiment très intéressant !
Galetoun
27 avril 2021 @ 09:10
Merci merci, vraiment très intéressant – et quelle vie ces Russes bien nés !! Des palais en construction – deconstruction permanente, des ballades en bateau avec son orchestre perso….
mousseline
27 avril 2021 @ 09:11
merci pistounette. Les palais russes n’ ont rien à envier aux nôtres. Quand à la Pelegrina, dommage qu’ elle aie été acquise par un anonyme. Ces bijoux qui ont accompagnés l’ histoire devraient être dans des musées
Ciboulette
28 avril 2021 @ 19:00
La Pelegrina a été revue assez longtemps au cou d’Elizabeth Taylor . Depuis son décès , je ne sais pas . . .
Pistounette
28 avril 2021 @ 22:14
Ciboulette… il ne s’agit pas de la même perle.
Celle qu’a portée Elisabeth Taylor s’appelait « La Peregrina », de 50,95 carats. Trouvée dans le golfe du Panama au milieu du 16è siècle, elle est offerte par Philippe II à Marie Tudor en cadeau de mariage. Après sa mort en 1558, la perle retourne à la couronne d’Espagne où elle reste pendant 250 ans. En 1808, Joseph Bonaparte (roi d’Espagne) l’emporte avec lui et la donne à son neveu Louis-Napoléon, futur Napoléon III. Durant son exil en Angleterre, ce dernier la vend à James Hamilton (duc d’Abercom), et la perle reste dans la famille jusqu’en 1969, date de la vente chez Sotheby’s. Elle est alors achetée par Richard Burton pour Elisabeth Taylor. A la mort de cette dernière, elle est vendue aux enchères chez Christie’s à New York en 2011.
Ciboulette
2 mai 2021 @ 14:40
Pelegrina / Peregrina : la quasi similitude de leurs noms est cause de ma confusion . Merci d’avoir rectifié .
Leonor
27 avril 2021 @ 09:38
Pistounette, je commente rarement vos articles, car, qu’y ajouter d’autre ? Comme ceux de Cosmo et Guizmo, je me réserve de les lire à des moments tout à fait tranquilles .
Soyez certaine que je les savoure. Et, bien sûr, je vous en remercie.
Ciboulette
27 avril 2021 @ 16:41
C’est vrai que nous avons avec ces trois amis des journalistes – historiens hors pair .Et avec Robespierre et Mary , de fins observateurs d’une société à peine imaginée !
Ciboulette
28 avril 2021 @ 19:01
Leonor : bien entendu , pour les lire tranquillement , vous revêtez votre nuisette ?😊😊
Agnese
27 avril 2021 @ 11:15
Merci de me rappeler à travers ce beau reportage une visite de ce splendide palais qui m’avait marquée par sa magnificence.
La guide nous avait dit que la famille Youssoupov était plus riche que le tsar et ils ont eu de la chance de ne pas finir comme Fouquet. Ce dernier était plus riche que Louis XIV mais il a fini dans la forteresse de Pinerolo tellement le roi était jaloux….
Dans ce palais les cuisines m’avaient surprise tellement elles étaient organisées pour le transport des mets et l’équipement d’avant garde pour l’époque.
Et bien sûr, la salle du sous-sol où Raspoutine a été assassiné par Youssoupov.
Mayg
27 avril 2021 @ 12:14
Merci a Pistounette pour cet article intéressant.
Vassili
27 avril 2021 @ 16:49
Merci Pistounette et Régine. C’est magnifique.
Danielle
27 avril 2021 @ 20:02
Ce palais qui a connu de nombreux bouleversements est une petite merveille.
Merci Pistounette pour ce reportage et les superbes photos.
La guide de Moscou nous avait dit « Moscou est la ville des monastères, st Péterbourg celle des palais ».
Ciboulette
28 avril 2021 @ 19:03
Je suis absolument d’accord , Danielle .
Corsica
27 avril 2021 @ 21:28
Article intéressant sur un magnifique palais avec en prime le portrait d’une très belle femme portant la merveilleuse Pelegrina qui me fait toujours rêver… Est-ce cette princesse Youssoupova, qui est la fille d’un émigré français ?
Menthe
28 avril 2021 @ 16:29
Oui Corsica, Tatiana Youssoupova était effectivement la fille d’un émigré français, le comte de Ribeaupierre.
Je n’ai pas trouvé plus de précisions sur ce comte.
Corsica
28 avril 2021 @ 22:00
Menthe et Pistounette, merci d’avoir pris la peine de me répondre.
Pistounette
28 avril 2021 @ 16:58
En effet, Corsica… la princesse Zénaïde Nikolaïevna Youssoupoff, née à Saint-Pétersbourg le 2 septembre 1861 et morte à Paris le 24 novembre 1939, était la fille du prince Nicolas Borisovitch Ioussoupov et de la princesse, née Tatiana Alexandrovna de Ribeaupierre (1828-1879), elle-même fille d’un émigré français, le comte de Ribeaupierre et d’une nièce de Potemkine. Zénaïde était vraiment très belle, vous avez raison.