La Pax Romana vient d’être signée (Ier siècle après JC)… tournons-nous vers le large : voici les îles de Lérins, Léro (Sainte-Marguerite, 210 ha) et Lérina (Saint-Honorat, 36 ha)
Sur le rivage, quelques mercenaires grecs au service de César discutent paisiblement…
Léro et Lérina, deux îles très plates, rescapées du grand cataclysme du quaternaire, où s’effondra le continent tyrrhénien pour faire place à notre Méditerranée
Au premier siècle, à la suite de la rivalité entre César et Pompée, Marseille choisit Pompée alors qu’Antibes se rallia à César : c’est pourquoi Antibes devint le grand port romain de la Provincia.
C’est dans ce cadre général que se développa l’histoire des îles, dont le nom apparaît au Ier siècle dans l’Histoire Naturelle de Pline l’Ancien :
« Après les îles Stoechades (îles d’Hyères), il y a Planasia et Léro, où se trouvent des édifices. Léro, qu’on peut voir d’Antibes, possède un petit sanctuaire consacré à la divinité du même nom«
Planasia, l’île plate, s’appelle aussi Lérina. Pline dit encore
« Léro et Lérina, en face d’Antipolis, gardent le souvenir de l’oppidum Vergoanum »… que l’on suppose à l’emplacement de l’actuel fort Sainte-Marguerite
Les nombreux vestiges archéologiques confirment la présence très ancienne des hommes à Lérins. Au rez-de-chaussée du vieux fort ont été retrouvées presque intactes de vastes citernes et ces vestiges viennent confirmer les fouilles effectuées en 1937 par MM Formigé et Dor de la Souchère autour de l’actuel étang du Batéguier, nommé tino (bassin) sur les anciennes cartes provençales
Etang du Batéguier, île Sainte-Marguerite
L’activité antique dut atteindre son maximum au temps de la conquête de César et d’Auguste, la rade de Cannes servant alors d’escale pour l’approvisionnement de l’armée
Les îles de Lérins connurent aussi une activité agricole, si l’on en croit la dédicade grecque d’un autel au dieu Pan (protecteur de la vie pastorale) et une statue de Priape (dieu des jardins et des vignes)
Puis vint le temps de la décadence romaine et les invasions barbares nordiques… on ne sait rien de ces périodes troublées
Mais un matin, au début du 5è siècle, deux hommes vêtus de bure abordèrent. Ils n’avaient pas d’armes, ils ne pillaient pas, ils ne parlaient pas… le silence des îles abandonnées combla leur désir de solitude : il s’agissait des saints Honorat et Caprais.
Ils eurent à affronter le pullulement démoniaque des serpents qui grouillaient dans l’enchevêtrement des ronces : à l’évocation du Christ, ils rendirent leurs âmes au diable, mais se vengèrent en infestant l’île de leurs cadavres. Le saint se remit en prière et un raz-de-marée balaya l’île de cette pestilence. Les ascètes s’étaient réfugiés en haut d’un palmier… et les abbés de Lérins commémoreront cela en faisant figurer le palmier dans leurs armes.
On vint visiter les ermites… et les catéchumènes affluèrent (le concile d’Arles de 461 en témoigne). L’immense succès de la règle de Lérins, sans cesse améliorée et surtout appliquée avec discernement par son fondateur, tient sans doute à sa modération. Il recommandait « la juste mesure ». Ainsi, Honorat, qui avait rêvé d’un ermitage solitaire, devint le chef d’une abbaye immense
Il termina sa vie sur le siège épiscopal d’Arles en 430, connu sous le nom de Saint-Honorat d’Arles .
Après quelques pérégrinations, les reliques furent distribuées aux églises du diocèse de Grasse (notamment Auribeau et Mougins) et l’église abbatiale de Saint-Honorat qui a quelques os.
Saint Maxime, très populaire en Provence, lui succéda. Mais Lérins est surtout célèbre par les écrivains qui forment « l’école de Lérins » : Hilaire, Eucher, Vincent, Salvien, Fauste et Cézaire… ainsi ils formèrent « l’armée des saints de Lérins », dont la seule arme fut la perfection.
Dès le milieu du 6è siècle, sous le flot des vocations, Lérins commença son extension territoriale avec les premiers prieurés le long des rivages presque déserts de Cannes, La Napoule et bien au-delà.
Après cette explosion monacale (1000 monastères surpeuplés, dont 240 en Gaule) une certaine décadence s’introduisit partout
Saint Grégoire, le premier moine devenu pape en 590, tenta de sauver l’Eglise en perdition en la détachant de l’empire de Byzance, et réforma l’Europe grâce aux monastères bénédictins.
Dès 575, Lérins était touché par cette réforme.
Saint Benoit
Il existe assez de documents pour retracer l’existence du moine bénédictin de Lérins au 7è siècle : ils sont une centaine dans l’île.
* A 2h du matin, la cloche des vigiles (veilles) réveille les moines qui se rendent au choeur de l’église pour y chanter les Psaumes
* A 4h, ils retournent à l’église pour chanter les laudes, les « acclamations » qui saluent la naissance du jour nouveau
Entre leurs différents travaux, ils retournent encore trois fois à l’église dans la matinée : à prime (1ère heure du jour), tierce (3è heure) où se chante la messe et sexte (6è heure)
* A midi c’est le repas en commun, pris en silence, tandis que monte de la chaire la voix monocorde du lecteur
L’office de none (9è heure) est chanté à l’église puis, dans l’après-midi, ils vaquent aux occupations qui assurent leur subsistance : agriculture, entretien des salines, pêche, basse-cour…
* A 18h, les moines se retrouvent à l’église pour chanter les vêpres, vespera, l’offrande du soir.
Le souper au réfectoire est abondant… puis la communauté se réunit une dernière fois au cloître pour chanter complies avant d’aller s’étendre tout habillé sur sa paillasse, dans le vaste dortoir commun
En 732, Charles Martel venait de stopper à Poitiers l’invasion musulmane et Arabes et Sarrasins refluaient vers le Sud et la Provence : les prieurés de Lérins furent saccagés et abandonnés, mais les assaillants ne trouvèrent ni or, ni argent, ni les fameux reliquaires… mis à l’abri.
Seuls cinq moines avaient survécu, mais l’abbaye se releva difficilement, toutes les terres de Lérins ayant été distribuées par Charles Martel aux seigneurs qui combattirent avec lui pour chasser les Arabes de Provence. A nouveau à partir de 812 les Sarrasins infestèrent la Provence et la région côtière fut désertée. La communauté de Lérins se reforma ailleurs… mais où ? Peut-être à Moustiers-Sainte-Marie d’après certaines fouilles récentes.
Après plusieurs bouleversements, les moines avaient un choix à faire : supprimer le monastère ou le mettre en état de se défendre.
En 990, le seigneur Guillaume Gruette, fils de Rodoard prince d’Antibes, fondateur de la puissante maison de Grasse, se fit moine à Lérins. En 1038, l’évêque d’Antibes cédait à Lérins les terres de Vallauris et l’église de Cannes. En 1047 les Sarrasins effectuèrent un nouveau raid, détruisant le monastère et emmenant les religieux rescapés en captivité en Espagne
En 1094 une décision de Rome (pape Urbain II) rendit son indépendance à Lérins. A nouveau les vocations affluaient à Lérins, et les donations allaient faire la puissance temporelle de Lérins.
C’est à Aldebert II, moine énergique, qui coiffa la mitre de Saint Honorat en 1066, que l’on doit l’élan et en partie la réalisation des travaux fortifiés qui allaient constituer la défense.
La première pierre fut posée en 1073 et le gros oeuvre de la tour achevé en 1088. On consacra alors l’église Sainte-Croix en présence de nombreux évêques
Le monastère fortifié de Lérins, que l’on peut encore visiter, reste d’ailleurs un rare vestige de l’architecture militaire et religieuse du 11è siècle
Bâtiment quadrangulaire d’environ 30 m de côté, construit sur un éperon rocheux, il comprenait à l’origine 5 étages, la plate-forme supérieure servant de tour de vigie sur la mer, qu’il dominait de 25m.
Vers 1135, Raymond Béranger, comte de Provence, confirme au monastère les privilèges et exemptions qui faisaient de l’abbé le seigneur de Cannes.
L’abbé résidait à Lérins et était élu par les moines, étant issu de leur communauté, chef spirituel et temporel chargé de défendre contre les pirates maritimes et les brigands qui pullulaient dans les forêts voisines. Il exerça aussi la haute justice, rendue au château de Cannes
Parmi les privilèges, l’un des plus importants fut le droit de pêche, allant du gros poisson comme le thon au poutassoù, le fretin dont on faisait bonne bouillabaisse. Ce droit de pêche ne fut contesté qu’en 1736 par les agents du roi. S’en inspirant, les pêcheurs de Cannes proclamèrent en 1743 la liberté des mers.
L’abbé de Lérins possédait aussi le droit de battre monnaie, réservé aux princes souverains. En 1686, Louis XIV, dont l’orgueil ne pouvait supporter telle concurrence numismatique, interdit la frappe de ces monnaies
Au 16è siècle, pour combler les vides immenses creusés par les guerres, les famines et la peste, les abbés s’engagèrent dans la politique féconde des « actes d’habitude » en vue de repeupler les villages abandonnés. Ainsi seront reconstruits deux modèles d’urbanisme, Vallauris en 1506 et Valbonne en 1519 : les terres furent offertes à des familles étrangères, avec contrat d’emphytéose éternelle, moyennant une redevance modérée. (merci à Pistounette – Source : « Les grandes heures des Îles de Lérins » de Jean-Jacques Antier).
Mais la véritable richesse de Saint-Honorat demeurait encore sa puissante influence spirituelle : ce fut le « temps des indulgences »
Aldona
27 septembre 2021 @ 07:50
Merci Pistounette pour ce reportage, je ne connaissais pas l’histoire de ces îles
Trianon
27 septembre 2021 @ 09:34
Merci Pistounette, très agréable à lire!
Danielle
27 septembre 2021 @ 10:57
J’aimerais visiter ces îles, merci Pistounette.
Gatienne
27 septembre 2021 @ 11:15
Faites cela en Mai, hors week-end et ponts, parce qu’en été et encore maintenant, la foule qui se presse gâche l’excursion !
Jean Pierre
27 septembre 2021 @ 12:44
Danielle, Saint Honorat oui, ne descendez pas du bateau à Ste Marguerite. Mauvais souvenir, je m’y suis fait caillasser.
Danielle
27 septembre 2021 @ 16:37
Gatienne et Jean Pierre, merci pour vos conseils.
Marie d’Aix
27 septembre 2021 @ 11:44
Merci Pistounette pour ce récit ..
Je ne me lasse pas de ces îles….
JAusten
27 septembre 2021 @ 12:26
ces îles me tentent depuis un certain temps déjà. Merci pour ce reportage
Guizmo
27 septembre 2021 @ 17:26
Merci beaucoup pistounette pour ce reportage sur cette très belle île
HRC
27 septembre 2021 @ 17:49
Passionnant. Les légendes médiévales sont souvent savoureuses, elles sont instructives au moins sur l’imaginaire de leur époque. Ça compte aussi.