Troisième volet du portrait de Dorothée de Biron, Princesse de Courlande, comtesse Edmond de Talleyrand-Périgord, duchesse de Dino, Duchesse de Talleyrand sous la plume de Patrick Germain.
Huit jours après la célébration du mariage, la duchesse de Courlande et sa fille, la comtesse Edmond de Talleyrand-Périgord, arrivent à Paris, seules.
Son époux n’a pas accompagné Dorothée. Le mariage à peine célébré, l’officier a été rappelé à ses devoirs et est parti pour Ratisbonne, en Bavière.Ci-dessus, Talleyrand en quasi-majesté.
En effet il est membre de l’état-major du Maréchal Berthier, prince de Neuchâtel. Il n’était pas question pour un officier de l’armée impériale de ne pas participer à la gloire de l’épopée.
Edmond participera à la bataille d’Essling les 21 et 22 mai 1809. La cinquième coalition contre Napoléon se prépare et bientôt Berthier sera fait prince puis duc de Wagram, à la suite de la victoire contre les Autrichiens les 5 et 6 juillet 1809. Malgré les premiers déboires en Espagne, l’Empire n’est pas encore à son apogée car la gloire impériale continue de monter.
Maréchal Berthier, duc de Wagram
Les deux femmes sont accueillies par le prince de Bénévent dans son hôtel du 23 de la rue de Varenne. Cette ancienne résidence du prince de Monaco, est devenue la propriété de Talleyrand.
Elle est aujourd’hui sous le numéro 57, la résidence du premier ministre de la France. Depuis le 28 janvier, l’étoile du prince de Bénévent a pâli. Il avait intrigué pour offrir la régence de l’empire à l’impératrice Joséphine, alors que l’on était sans nouvelles de Napoléon, cru mort en Espagne.
Le 17 janvier 1809, en Espagne, Napoléon apprend la conjuration et accourt à Paris, arrivant le 23. Le 27, durant trente minutes, il abreuve Talleyrand d’injures ordurières à l’issue d’un conseil restreint de circonstance : « Vous êtes un voleur, un lâche, un homme sans foi ; vous ne croyiez pas à Dieu ; vous avez, toute votre vie, manqué à tous vos devoirs, vous avez trompé, trahi tout le monde ; il n’y a pour vous rien de sacré ; vous vendriez votre père. Je vous ai comblé de biens et il n’y a rien dont vous ne soyez capable contre moi »
Disgracié, il aurait dit à la sortie dudit conseil : « Quel dommage, Messieurs, qu’un aussi grand homme ait été si mal élevé”.
Lorsque qu’est décidé de manière définitive le mariage de Dorothée avec son neveu, il n’est plus grand chambellan de l’empire mais il a conservé ses autres postes et prébendes, et surtout l’oreille de son maître. Il reste encore le personnage le plus influent du paysage politique français et donc européen. Le mariage de Dorothée n’est donc pas un mariage de dupes.
Hôtel de Matignon
Trois personnages, Son Altesse Sérénissime le prince de Bénévent, 55 ans, Son Altesse Sérénissime la duchesse de Courlande, 48 ans et Son Altesse Sérénissime la princesse Dorothée de Courlande, comtesse Edmond de Talleyrand-Périgord, 15 ans, se voient ensemble pour la première fois.
Lui, à la démarche claudicante, semble froid et distant, elle la duchesse, une des plus belles femmes de son temps, et elle la jeune comtesse, à peine nubile, “maigre, un pruneau, petite figure animée par des yeux inquiets, tristes.” forment un trio inattendu. Pourtant à eux trois ils symbolisent le pouvoir et l’argent.
Talleyrand n’est pas du tout séduit par sa nièce, mais par la mère de celle-ci. Outre la beauté, la fortune, une réputation de “femme à tempérament”, la duchesse est une femme souveraine, dans ses manières et ses attitudes. Elle est de la trempe des reines.
De plus, elle connaît intimement toutes les têtes couronnées, à commencer par la famille de Prusse et le tsar de Russie. Elle est au fait de toutes les intrigues, politiques ou non, de son époque.
Bref, elle a tout pour séduire Talleyrand. Lui, maître souterrain de l’Europe, supposé riche à millions, aux grandes manières, ne pouvait que la séduire à son tour. Et ce ne fut pas difficile. Ces deux êtres étaient le pur produit de la société aristocratique du XVIIIe siècle, d’une grande élégance et sans beaucoup de morale, fort peu de foi, adonnés à l’intrigue et prêts à tout pour occuper la première place.
La pauvre Dorothée, la moins satisfaite des trois de la situation, n’avait pour elle que sa fortune et un mari qu’elle n’aimait pas. Elle a dû assister au ballet de séduction que se sont faits le prince et la duchesse avec la plus grande surprise. Les premières années de sa vie à Paris seront éclipsées par la splendeur du couple que formèrent sa mère et son oncle.
La comtesse de Boigne en 1810 par Isabey
La comtesse de Boigne dans ses Mémoires : “Madame Edmond, devenu un personnage presque historique sous le nom de duchesse de Dino, était, à peine au sortir de l’enfance, excessivement jolie, prévenante et gracieuse; déjà la distinction de son esprit perçait brillamment. Elle possédait tous les agréments, hormis le naturel; malgré l’absence de ce plus grand des charmes de la jeunesse, elle me plaisait beaucoup…Le ciel l’avait créée jolie femme et spirituelle, mais la partie morale, l’éducation pratique avaient manqué, ou plutôt ce qu’une intelligence précoce avait pu lui faire apercevoir autour d’elle n’était pas de nature à lui donner des idées bien saines sur les devoirs qu’en femme est appelée à remplir. Peut-être aurait-elle échappé à ces premiers dangers si son mari avait été à la hauteur de sa propre capacité et qu’elle eût pu l’aimer et l’honorer. Cela était impossible; la distance était trop grande entre eux.” ( Mémoires de la comtesse de Boigne – Mercure de France – 1986)
C’est un portrait contrasté que nous donne la comtesse de Boigne. Dorothée est belle et intelligente mais elle manque de morale. Elle est somme toute semblable à sa mère et à beaucoup de dames de l’époque.
La duchesse de Courlande
La duchesse de Courlande devient rapidement un centre d’attraction mondaine. Elle reçoit toute la cour impériale lors d’un bal magnifique qu’elle donne. Son nom est désormais associé à celui de Talleyrand. Et ce fut le début d’un grand amour. Une grande complicité les unit, entente de l’esprit et entente du corps. A en croire les contemporains, et à la lecture de leur correspondance, il s’agit aussi d’une véritable frénésie sexuelle. On pourra lire sous la plume du prince de Bénévent, dont la duchesse conserva la correspondance, malgré l’ordre qu’il lui avait donné de brûler chacune de ses lettres, des secrets d’état ou privés, des révélations sur la situation et sur les individus. Mais on pourra aussi lire : “« Je vous aime de toute mon âme. Je trouve tout supportable quand je suis près de vous. Vous ! Vous ! Vous ! Voilà ce que j’aime le plus au monde » ( Cité par Georges Lacourt-Gayet dans son ouvrage sur Talleyrand) On imagine mal Talleyrand, personnage si froid en apparence, sujet à un amour si passionné.
Leur relation est favorisée par l’installation de la duchesse de Courlande, et de sa fille, dans la demeure de son amant. Ce dernier avait reçu l’ordre de l’empereur de tenir table ouverte et d’y recevoir tous ceux qui pourraient aider le pouvoir en place. Son cuisinier, le célèbre Carême ( 1784-1833), est pour beaucoup dans la réussite des dîners du prince de Bénévent. Les affaires ne se traitent-elles pas mieux autour d’une belle table, bien garnie en mets de haute qualité et en bouteilles de vin rare.
Pièces montées imaginées par Carême
On croisait au 23 rue de Varenne, aux salons somptueusement meublés, non seulement des diplomates de haut rang, comme le prince de Metternich ambassadeur d’Autriche en France de 1806 à 1809, la nouvelle noblesse d’empire mais aussi la noblesse de l’Ancien Régime comme les duchesses de Luynes, de Fitz-James, les princesses de Vaudémont et de Bauffremont, et bien d’autres grand noms, Laval, La Tour du Pin, Coigny etc…
Salon de l’Hôtel Matignon
Beaucoup de ces dames ont eu une affaire avec Talleyrand et la duchesse de Courlande eut un peu de mal à conquérir la première place dans ce que l’on appelait “Le Sérail”. Mais elle y réussit jusqu’à en devenir “La Sultane”.
Dorothée, sa mère et le prince s’installèrent fin mai pour l’été au château de Rosny, près de Mantes-La-Jolie, propriété du comte Edmond de Talleyrand-Périgord. Il l’avait reçu dans l’héritage de sa mère dont la famille, les Sénozan, l’avait acheté de la famille du Grand Sully, qui avait fait construire le château à la fin du XVIe siècle.
Il sera plus tard la résidence d’été du duc et de la duchesse de Berry ( voir http://www.noblesseetroyautes.com/le-chateau-de-rosny-sur-seine/).
Dorothée y est chez elle. C’est elle la maîtresse de maison, et non sa mère. Elle s’y plut et continua à résider après le départ de sa mère et de son oncle pour le château de ce dernier où ils pouvaient vivre leur passion sans se soucier de la jeune femme.
Le château de RosnyLa nouvelle famille de Dorothée est totalement indifférente à son égard. Son beau-père, Archambaud, présent au mariage, n’a que faire d’elle. Selon ses contemporains, il est aussi beau que bête. Sa belle-mère a été guillotinée en 1794. Sa belle-soeur Mélanie, future duchesse de Mouchy, ne lui manifeste aucun intérêt. Son mari Antoine Just de Noailles, futur prince de Poix, fait comte de l’Empire en 1810, et elle ont une vie mondaine dans laquelle une toute jeune femme n’a pas encore de part. Dorothée est donc bien seule.
Just de Noailles
Peu après le mariage, Edmond de Talleyrand-Périgord acheta un hôtel particulier au 2 rue de la Grange-Batelière, qui serait aujourd’hui le 2 rue Drouot, à proximité de l’Hôtel d’Augny, actuellement la mairie du IXème arrondissement de Paris. Cet hôtel, qui avait été la résidence du prince Metternich lors de sa première ambassade, n’existe plus.
La duchesse de Courlande s’était installée au 103 rue St Dominique, proche de la résidence de Talleyrand.
La fin de l’année 1809 vit le divorce de Napoléon et de Joséphine. Le mariage avec l’archiduchesse Marie-Louise donna l’occasion de fêtes splendides et celles données par la duchesse de Courlande furent courues par tous.
La mère brillait de tout son éclat, la fille faisait pâle figure à ses côtés.
« La duchesse était sur le retour, mais elle gardait des restes de beauté qui lui assuraient de tardifs succès. Tout le monde briguait la faveur de lui être présenté. Il était convenu d’admirer tout ce que la duchesse faisait. On admirait surtout ses élégantes toilettes et ses diamants. Je l’ai vu souvent, plus d’une fois, arriver à minuit, elle venait montrer sa robe de bal ou un bijou nouveau, ainsi qu’aurait pu le faire une femme de vingt ans. Son vieil adorateur (le prince) l’attendait toujours et la contemplait avec une admiration propre à faire mourir de jalousie tout son sérail, dont ma tante Tyszkiewicz faisait partie» ( Mémoires de la comtesse Potocka)
La duchesse de Courlande, médaille de 1812
L’empereur avait conservé à la nouvelle impératrice les dames de la Maison de l’ancienne, parmi lesquelles figuraient les plus grands noms de l’ancienne aristocratie française Mortemart, Montmorency, Talhouët, Lauriston, Montalivet, mais aussi étrangère comme Lascaris, Brignole, et Gentile, ces dernières étant des familles génoises.
A la fin de 1810, il décida de leur adjoindre d’autres dames, des belges, des toscanes et Dorothée, princesse de Courlande, qui venait d’avoir 17 ans. Les émoluments dévolus aux dames d’honneur, 3000 francs par an, ont dû paraître bien ridicule à la nouvelle promue.
“Toute jeune qu’elle était, la comtesse Dorothée de Périgord laissait deviner la femme remarquable qu’elle devait être, car elle réunissait les dons les plus rares de beauté, d’élégance et d’esprit ; mais, à la Cour, une intelligence aussi sérieuse, cultivée et indépendante, n’avait point de place et, en se contentant alors de s’établir en grande élégance et de prendre sa large part des fêtes, Mme de Périgord, qui se tenait un peu dans l’ombre de sa mère, s’arrangea pour n’inspirer aucune inquiétude et ne point faire soupçonner qu’elle eût des idées.” ( Frédéric Masson – L’impératrice Marie-Louise – Goupil et cie, éditeurs-imprimeurs, Paris 1902)
Ces deux témoignages donnent une idée de la distance qui séparait la mère de la fille.
Dorothée à 17 ans
Dorothée vit à Paris avec un mari qu’elle n’aime pas. Il la trompe avec des danseuses, dépenses des sommes folles, vivant la vie de garçon dont il avait parlé. Mais pour le couple officiellement, tout n’était que fêtes, spectacles, dîners, concerts, la vie parisienne à l’apogée de la cour impériale.
Le prince de Talleyrand avait perdu un million et demi de francs, dans la faillite de son banquier, Simons de Bruxelles. Cela ne l’empêchait en rien, presque ruiné, de continuer son train de vie luxueux. Elle est enceinte de son premier enfant, Napoléon-Louis, qui naîtra le 12 mars 1811, une semaine avant le roi de Rome. L’empereur et l’impératrice seront parrain et marraine du petit Talleyrand-Périgord.
La duchesse étant partie pour s’occuper de ses immenses intérêts et revoir son château de Löbikau, Talleyrand s’intéresse enfin à sa nièce et écrit d’elle : « Je parle souvent de vous à Mme de Périgord. C’est une aimable personne. Elle dit et entend bien. Sa grossesse ne l’incommode pas trop. Je loge près d’elle. Il ne serait pas aisé de trouver dans tout le château de quoi causer aussi bien » ( dans Françoise de Bernardy)
Dorothée, ayant jugé la nullité de son mari depuis bien longtemps, se laissa séduire par le charme de son oncle. Ils apprirent à se connaître et s’apprécier. Il est vrai que Dorothée portait en elle les espoirs de la Maison de Talleyrand-Périgord. Les éloges à son encontre ne cessent. Le prince de Clary et Aldigen, envoyé de l’empereur François Ier d’Autriche, dit d’elle : « Mme Edmond de Périgord a vraiment un succès étonnant, quand on pense aux préventions qui devaient nécessairement exister contre elle. Tout le monde l’aime et la loue. Elle a encore l’air un peu pincé, une manière de parler qu’on pourrait croire affectée,… Elle vainc tout cela par sa gentillesse, sa bonne tenue, sa conduite. Ses yeux sont magnifiques et, dans quatre ou cinq ans, après qu’elle aura eu des enfants, ce sera une des plus jolies femmes de Paris. Elle est extrêmement raisonnable pour seize ans, aime à s’occuper et a, dit- on, autant d’ordre dans sa maison que son mari en a peu » Petit-fils du prince de Ligne, le prince s’y connait en manières et jolies femmes.
Stendhal n’est pas en reste : « 1er janvier 1811… A midi en grande tenue aux Tuileries. Belle foule. J’ai été content à la messe de la belle figure de Madame la comtesse de Périgord; elle avait une physionomie pure. Si je ne craignais pas d’être entraîné par mon goût actuel pour les femmes allemandes, j’expliquerais ces qualités parce qu’elle est Allemande » ( Stendalh. “Journal 1801-1817”)
1811, année calme dans l’épopée napoléonienne, précède la tempête qui va emporter l’empire français. Talleyrand, toujours en demi-disgrâce, complote en prévoyant avec un an d’avance que la guerre éclatera à nouveau en 1812.
Dorothée est toujours en faveur à la cour. A Napoléon qui reproche l’attitude de son mari et de son oncle, « Du reste, ces pauvres Périgord me sont, comme vous le savez, depuis longtemps indifférents » lui dit-il, elle répliqua « Sire, mon mari et mon oncle, ont toujours servi Votre Majesté avec zèle, et il ne tient qu’à Elle de continuer à les utiliser. En tous cas, leurs services méritaient au moins que Votre Majesté ne se moquât pas d’eux » (« Mémoires de la comtesse de Kielmannsegge ». Tome I. page 85 et 86).
Surpris par sa réponse, l’empereur cessa ses attaques et fut même extrêmement aimable avec elle. Ce n’était pas sa faute si Edmond dépensait de façon immodérée, achetait des collections de cravaches, dépensait plus de 100 000 francs en achats de camées, et jouait l’argent de sa femme qu’il négligeait. En 1812, il reçoit le commandement du 8ème chasseur à cheval à Brescia et s’en va rejoindre son poste.
Dorothée, au cours de l’été 1811, se convertit au catholicisme. Cela surprend quand on connait le peu de religion des princesses de Courlande. Mais rien ni personne ne l’y obligea. peut-être eût-elle la révélation de la religion romaine ? Ce fut fait sans aucune ostentation. Un simple curé de village la baptisa et lui donna la communion. Elle fut dès lors une catholique convaincue et pratiquante.
Dorothée était trop intelligente pour n’avoir pas remarqué que le prince de Talleyrand était le personnage le plus intéressant de son entourage. Elle dit de lui : « Il y avait, sous la noblesse de ses traits, la lenteur de ses mouvements, le sybaritisme de ses habitudes, un fond de témérité audacieuse qui étincelait par moments, révélait tout un ordre nouveau de facultés, et le rendait, par le contraste même, une des plus originales et des plus attachantes créatures. » ( Duchesse de Dino – Mémoires )
Le charme du “Diable Boiteux”, selon l’expression de Sacha Guitry, commençait à jouer. Et d’ajouter : “C’était ce courage plein de sang froid et de présence d’esprit, ce tempérament hardi, cette bravoure instinctive qui inspire un goût irrésistible pour le danger sous toutes ses formes, qui rend le péril séduisant et donne tant de charme aux hasards” ( Dans Talleyrand par Jean Orieux – Flammarion 1970 ) C’est une explication de l’énigme Talleyrand.
1812 commence bien pour le prince de Bénévent. Napoléon lui achète son hôtel de la rue de Varenne pour le prix de 1 280 000 francs, il lui fait remettre sa dette fiscale de 650 000 francs et enfin il le dédommage à hauteur de 1 500 000 francs des frais que lui a coûté la famille royale espagnole hébergée par lui dans son château de Valençay. Dégagé de ses dettes, il achète l’Hôtel de Saint-Florentin à l’angle de la rue de Rivoli. Ce sera sa demeure parisienne jusqu’à la fin.
Façade rue de Rivoli de l’Hôtel Saint-Florentin
Grand escalier de l’Hôtel Saint Florentin
Le 9 avril, Dorothée met au monde son deuxième enfant, Dorothée, qui mourra en 1814.
Les relations conjugales entre Dorothée et Edmond ont pratiquement cessé. Cela ne les empêchera pas toutefois d’avoir encore deux enfants Alexandre Edmond, né le 15 décembre 1813 et Pauline Joséphine, née le 29 décembre 1820, qui épousera le comte Henri de Castellane. La nombreuse descendance actuelle d’Edmond et Dorothée de Talleyrand-Périgord sera examinée plus tard.
La France est à quelques mois de la désastreuse campagne de Russie, qui débutera le 24 juin 1812. Mais la vie à la ville comme à la cour est encore brillante.
Le 6 février, grand bal aux Tuileries. La comtesse Kielmannsegge, amie de la duchesse de Courlande et grande admiratrice de Napoléon, note : “La duchesse de Courlande, la comtesse de Périgord et moi, nous nous rendîmes ensemble à la fête.” Grand bal à nouveau le 11 février. C’est mardi-gras. Les fêtes continueront jusqu’au début mai 1812. Ce furent les dernières de l’Empire. La duchesse brilla de tous ses diamants, saphirs et opales. Devant l’imminence de la guerre, toutefois, le 4 juin, elle repartit dans ses états de Saxe à la fin du printemps.
Nommée dame du Palais pour le service de juillet, août et septembre, Dorothée va vivre dans l’entourage direct de Marie-Louise. L’empereur parti en campagne, Talleyrand resté en France continua sa vie familiale, à Paris et à la campagne, entourée de son frère cadet, Boson de Talleyrand-Périgord, de sa nièce Georgine, fille de ce dernier, de Charlotte que l’on suppose être sa fille naturelle, sans que l’on connaisse exactement l’origine de l’enfant apparue un jour comme par miracle dans son entourage.
Talleyrand qui adorait Charlotte la dota richement et la maria à un de ses neveux, le baron Alexandre Daniel de Périgord, en 1820. Dorothée sembla délaisser, à moins qu’elle n’en ait été relevée, son service auprès de l’impératrice et se joignit au groupe de son oncle.
Marie-Louise en 1812
Le double jeu commencé par ce dernier avec les puissances hostiles à Napoléon prit une autre dimension. En correspondance avec le tsar, il n’en assiste pas moins au Te Deum pour célébrer la victoire de la Moscowa.
Sa vie est en danger permanent. Napoléon sait qu’il le trahit mais il ne peut pas se défaire de lui. Napoléon sait que Talleyrand a déjà le nom des Bourbons dans la tête et qu’à la moindre faiblesse du pouvoir impérial, il fera tout pour le retour.
Apprenant la retraite de Russie, il dira : “ C’est le commencement de la fin”. Il pourra payer de retour l’Autriche et la Russie dont il a reçu tant de pots-de-vin.
Le 18 décembre 1812, après le coucher de l’impératrice, Dorothée, en service au palais ce jour-là, entendit du bruit dans la pièce à côté. En ouvrant la porte elle eut la surprise de voir l’empereur et Caulaincourt. On les croyait à Varsovie, ils étaient à Paris. Elle en informe aussitôt Talleyrand.
L’année 1813 voit les choses se précipiter. L’empire est ébranlé et le prince de Talleyrand pose prudemment ses premiers jalons vers les Bourbons. Sa maîtresse du moment, Aimée de Coigny (1769-1820) qui a survécu à la Révolution et rallié le régime impériale, avait conservé des liens avec les Emigrés et les Bourbons.
Femme brillante et caustique on lui doit cette répartie à Napoléon lui demandant en public : « Madame de Coigny, aimez-vous toujours autant les hommes ? » Elle répond : « Oui, sire, surtout lorsqu’ils sont bien élevés ».
Napoléon se méfiait d’elle et ne voyait pas ses relations avec le prince de Bénévent d’un bon oeil. Ce dernier, prudent, ne se laissa pas convaincre tout de suite d’envisager une solution Bourbon aux problèmes de l’empire français.
Il tenta de raisonner Napoléon en lui disant, devant l’alliance qui se dessinait à nouveau en la Russie et la Prusse : “Négociez. Vous avez maintenant en mains des gages que vous pouvez abandonner, demain vous pouvez les avoir perdus et alors la faculté de négocier sera perdue aussi.”
Napoléon lui offrit de reprendre le portefeuille des Affaires étrangères. Il refusa en disant “je ne connais pas vos affaires – Vous les connaissez, s’écria furieux Napolaon, mais vous voulez me trahir” Et Talleyrand, glacial de répondre : “Non, Sire, mais je ne veux pas m’en charger parce que je les crois en contradiction avec ma manière d’envisager la gloire et le bonheur de mon pays” ( Mémoires d’Aimée de Coigny) Tout était dit.
Aimée de Coigny
Dorothée, en ce début d’année vit revenir son mari rescapé de la Campagne de Russie. Il ne lui restait que 75 hommes du régiment de 800 qu’il avait avant la campagne. Le retour d’Edmond, s’il ne fut pas du goût de sa femme, permit à celui-ci de reprendre ses droits conjugaux. Mais il dut repartir pour l’Allemagne, où lors de la bataille de Milberg, le 16 septembre 1813, il fut fait prisonnier.
En raison de sa qualité de gendre de la duchesse de Courlande, il fut assigné à résidence à Berlin, dans le palais de sa belle-mère. Rien ne l’empêcha de continuer sa “vie de garçon”, à laquelle il tenait tant et qu’il n’avait jamais abandonnée. Dorothée, enceinte, a une grossesse difficile. Elle est condamnée à la chaise longue. Le 15 décembre nait son deuxième fils Alexandre-Edmond.
Que reste-t-il de l’entourage féminin de l’oncle Talleyrand ? Presque personne. La duchesse de Courlande est sur ses terres de Saxe et de Silésie, Aimée de Coigny est suspecte, Madame de Laval est exilée. Dorothée et Charles-Maurice apprennent à mieux se connaître encore dans leurs tête-à-tête et s’apprécier.
Lorsque la duchesse rentre à Paris, fin 1813, elle ne s’installe pas chez Talleyrand, rue Saint-Florentin. Elle loue un hôtel rue du Faubourg-Poissonnière. Elle est trop fine, et trop experte en hommes, pour ne pas réaliser que quelque chose a changé chez son amant.
Il lui parle bien trop de Dorothée. Mais il continue à lui envoyer des billets passionnés. A la veille de la Campagne de France qui se termina par la chute de Napoléon, Talleyrand écrit à la duchesse : “J’irai vous voir ce matin. Nous sommes bien près d’une crise terrible. Dieu nous protègera. Adieu. Je vous embrasse de tout…”
Le 25 janvier 1814, Napoléon entre en campagne. La bataille de Leipzig, du 16 au 19 octobre 1813, dite “La Bataille des Nations” avait vu Napoléon vaincu pour la première fois. Il avait toutefois sauvé son armée, ce qui lui permettait de repartir en campagne contre la coalition des armées russe, autrichienne et suédoise, commandées par Schwarzenberg, Blücher et Bernadotte.
Après une série de premières victoires, la campagne se solde par la défaite des armées françaises et l’entrée des troupes alliées dans Paris le 31 mars 1814. Napoléon, déchu par le Sénat le 3 avril, est contraint d’abdiquer par ses maréchaux, le 6 avril. Le 11 avril est signé le Traité de Fontainebleau. Napoléon conservant le titre d’empereur se voit attribuer la souveraineté de l’île d’Elbe.
Abdication de Napoléon
Il n’est pas possible d’analyser ici l’action de Talleyrand durant cette période. Traître à l’empereur, fidèle à la France, vendu aux Bourbons et aux Alliés ? Il va occuper une part prépondérante de la vie française et internationale dans les mois et les années qui suivent.
Dès le 9 février, il avait expédié toute sa maisonnée à Rosny. Le château appartient à Edmond mais celui-ci toujours prisonnier en est absent. La duchesse de Courlande, la comtesse Edmond de Talleyrand-Périgord et ses enfants, la princesse de Talleyrand et Charlotte s’y installent.
On ignore si la duchesse de Courlande et Dorothée ont pris une part quelconque dans les négociations entreprises par Talleyrand pour faciliter l’entrée des armées alliées dans Paris. Après tout, ne sont-elles pas des amies proches du tsar et du roi de Prusse ? Alexandre Ier s’est installé au premier étage de l’hôtel Saint-Florentin, Talleyrand résidant à l’entresol duquel il préside le nouveau gouvernement de la France.
Il avait refusé d’être le ministre des Affaires étrangères de Napoléon, le voici chef du gouvernement provisoire de la France, attendant l’arrivée du comte d’Artois, Lieutenant-Général du Royaume, et de Louis XVIII désormais roi de France en exercice.
Ses premières mesures sont libérales. « Il fait rendre les conscrits des dernières levées napoléoniennes à leur famille, libérer les prisonniers politiques et les otages, échanger les prisonniers de guerre, il rétablit la liberté de circulation des lettres, facilite le retour du Pape à Rome et celui des princes espagnols à Madrid, rattache les agents de la police générale de l’Empire, devenus odieux, à l’autorité des préfets. Il s’efforce surtout de rassurer tout le monde et maintient autant que faire se peut tous les fonctionnaires dans leur poste. Deux préfets seulement sont remplacés. » (Emmanuel de Waresquiel, Talleyrand, le prince immobile)
Allégorie du retour des Bourbons en 1814, Louis XVIII relevant la France de ses ruines
Le 1er mai, Talleyrand a rejoint Louis XVIII à Compiègne. Il dut faire antichambre plusieurs heures pour s’entendre déclarer par le monarque : « Je suis bien aise de vous voir ; nos maisons datent de la même époque. Mes ancêtres ont été les plus habiles ; si les vôtres l’avaient été plus que les miens, vous me diriez aujourd’hui : prenez une chaise, approchez-vous de moi, parlons de nos affaires ; aujourd’hui, c’est moi qui vous dis : asseyez-vous et causons »
Dans la même conversation, Louis XVIII lui aurait demandé comment il a pu voir la fin de tant de régimes, ce à quoi Talleyrand aurait répondu : « Mon Dieu, Sire, je n’ai vraiment rien fait pour cela, c’est quelque chose d’inexplicable que j’ai en moi et qui porte malheur aux gouvernements qui me négligent. »
Louis XVIII en 1815, par Gérard
“La Divine providence nous ayant ramené en nos états…” dira-t-il. La divine providence avait, entre autres noms, celui de Talleyrand, ce dont le monarque semblait ne pas se souvenir
Pièce de réception de l’Hôtel Saint-Florentin
Mais auparavant, le 10 avril 1814, jour de Pâques, Talleyrand avait donné un grand repas en son hôtel. Le Tsar y était présent, la duchesse de Courlande et sa fille la princesse Wilhelmine aussi. Talleyrand avait aussi convié son frère Archambaud, beau-père de Dorothée. Il écrivit : « J’engage Archambault et je veux que Dorothée y soit la première puisque Archambaud y dîne. C’est elle qui le reçoit chez moi » .
Désormais Dorothée (ici en 1816 par Gerard) n’est pas invitée chez lui, elle est la maîtresse de maison. La prodigieuse carrière de Dorothée de Biron, princesse de Courlande et comtesse Edmond de Talleyrand-Périgord commence. Elle n’a pas encore 21 ans. Elle est devenue une beauté. (Un tout grand merci à Patrick Germain pour ce récit. A suivre)
Régine ⋅ Actualité 2020, France, Napoléon, Portraits, Russie 22 Comments
Mary
22 avril 2020 @ 07:21
Passionnant,mais pauvre jeune femme tout de même !
Robespierre
22 avril 2020 @ 08:37
Lors d’une Journée du Patrimoine, j’ai visité la résidence parisienne de Talleyrand rue Saint-Florentin. Je vois encore la cour interieure qui séparait les deux parties de l’hôtel particulier. Il n’y avait plus de meubles, sauf un très beau lit d’époque. Le bâtiment lui-même n’a pas l’élégance de Matignon, que je ne connais que de l’extérieur. Talleyrand perdit au change, c’est sûr. C’est une demeure de gens importants et riches, mais l’extérieur n’est pas quelque chose qu’on admire. L’hôtel Matignon est plus beau.
J’aime bien les descriptions du caractère de Talleyrand que nous cite Patrick Germain.
Corsica
23 avril 2020 @ 04:17
Robespierre, j’ai eu la même pensée que vous et j’aurais vraiment eu du mal à quitter Matignon !
Pierre-Yves
22 avril 2020 @ 08:38
Je songeais, en lisant ce récit, à la formidable capacité d’adaptation dont fit preuve Dorothée de Courlande. Dotée d’une mère qui ne songe qu’à briller et qui ne voit sa fille que comme l’instrument de sa propre puissance, mariée à 15 ans à un type sans intérêt, obligée de partir vivre à l’étranger, se retrouvant plongée dans un milieu d’intrigues, mais surnageant patiemmet et s’adaptant pour arriver à faire son trou. Ca s’appelle, je crois, de la force de caractère.
Jean Pierre
22 avril 2020 @ 08:39
A cette époque Talleyrand était encore marié à Catherine Grand, or celle-ci n’apparaît pas dans l’histoire. La séparation était donc déjà effective ?
Patrick Germain
22 avril 2020 @ 11:24
La princesse de Talleyrand va bientôt apparaître. Pas d’impatience ! 😉
Mayg
22 avril 2020 @ 13:05
Parce qu’il est marié ? On n’aurait pas dit 😅
Ghislaine-Perrynn
22 avril 2020 @ 08:49
Vraiment très intéressant , récit clair bien illustré – un grand merci
L'Européen
22 avril 2020 @ 09:51
Qu’est-ce qu’il est bien sapé le Talleyrand ! Quand je compare avec nos vêtements aujourd’hui, oui, nous pouvons aller nous rhabiller …
COLETTE C.
22 avril 2020 @ 10:09
Merci. Très intéressant !
Antoine
22 avril 2020 @ 10:19
Je n’ai jamais aimé Talleyrand mais ne puis m’empêcher d’être admiratif de son entregent et de ses réparties savoureuses.
Cet article clair et bien enlevé se déguste aussi avec délectation.
Mayg
22 avril 2020 @ 13:07
La mère à eu son heure de gloire, voici venue celle de sa fille.
Robespierre
22 avril 2020 @ 14:55
Je ne savais pas qu’Aimée de Coigny, modèle de « la jeune captive » d’André Chénier eût été une des maîtresses de Talleyrand. Je sais seulement qu’elle avait eu des bontés pour maints gentilshommes…
Robespierre euphémisant
ciboulette
22 avril 2020 @ 15:31
Quel plaisir de vous lire , cher Patrick Germain !
Brigitte - Anne
22 avril 2020 @ 16:20
Cher Patrick Germain , je savoure vos écrits ! Grand merci . Vivement demain
kalistéa
22 avril 2020 @ 20:15
Merci cher Patrick pour ce récit très « enlevé »Merci aussi de ne pas nous avoir encore une fois assommés avec le fameux « m… dans un bas de soie »,lors de la mémorable altercation de Napolèon . Phrase imagée que tout le monde a retenue , que tout le monde vous jette à la tête ,…et qui n’a probablement jamais été prononcée!
Corsica
23 avril 2020 @ 04:15
Comme Antoine, je n’ai jamais aimé Talleyrand et ce, même si je respecte son intelligence. Je ne sais quel peintre a réalisé le portrait qui ouvre cet article mais je le trouve superbe. Cosmo, je vous dis encore une fois merci pour la qualité de votre travail et le plaisir de lecture qu’il me procure.
kalistéa
23 avril 2020 @ 18:15
C’est vrai chère Corsica: On n’aime généralement pas Talleyrand , malgré son esprit légendaire , malgré ses manières de grans seigneur, et pourquoi?Parce qu’il a trahi Napoléon , parceq u’il apparait comme un faux jeton , un traitre , une « ordure » se vendant à qui veut bien l’acheter .Pourtant il a essayé de se justifier en disant qu’il n’avait jamais eu d’autres ennemis que ceux de la France. Bien des historiens ont démontré que Talleyrand dans les désordres politiques qui étaient ceux de son époque, s’il voulait comme c’est normal tirer son épingle du jeu , désirait que la France s’en sorte si possible avec panache.Mais je suis comme vous: Je déteste Talleyrand. Napoléon est quelqu’un d’attachant , il est le vrai héros malgré la chute finale et tous ceux qui se sont détournés de lui sont généralement hais et vilipendés par l’histoire. C’est comme ça ;
Corsica
25 avril 2020 @ 04:31
Ma chère Kalistéa, vous avez parfaitement résumé les raisons de mon antipathie pour Talleyrand. Je n’aime ni les corrompus, ni ceux qui, malgré une grande intelligence et une habileté politique hors du commun, trahissent à répétition.
Robespierre
25 avril 2020 @ 11:33
moi je n’aime pas les ingrats. Il fut d’une ingratitude révoltante envers Madame de Staël qui le fit rayer de la Liste des Emigrés et qui en travaillant au corps Barras le fit nommer ministre du Directoire et le propulsa vers les sommets que nous savons.
kalistéa
25 avril 2020 @ 14:02
Talleyrand avait de vrais talents de négociateur et de diplomate ; aucun « pistonné » ne peut réussir à ce niveau s’il n’a que ses pistons.Mais c’était un être amoral , vénal . sans scrupules et extrêmement prétentieux. Napoléon ne s’y était pas trompé: Il savait que Fouché et lui étaient des ordures , mais il avait trop besoin d’eux . il chercha longtemps à les remplacer . Avec Savary à la police , il sut qu’il avait réussi à remplacer Fouché .Pour Talleyrand c’était plus difficile .
Maria
30 avril 2020 @ 00:25
Talleyrand sarà stato intelligente come dite ma era una persona squallida!