Voici le cinquième volet de la vie de la Dorothée de Biron, Princesse de Courlande, comtesse Edmond de Talleyrand-Périgord, duchesse de Dino, Duchesse de Talleyrand sous la plume de Patrick Germain. L’année 1814 est l’année où Dorothée, princesse de Courlande, comtesse Edmond de Talleyrand-Périgord, va voir sa vie basculer. Ci-dessus, “L’homme aux six têtes” caricature de Talleyrand au Congrès de Vienne.
La Campagne de France perdue, Napoléon est contraint à abdiquer le 3 avril. Le 24 avril, Louis XVIII est rentré en France. Pour Dorothée, Napoléon ou Louis XVIII, cela ne change rien à sa vie pour le moment. Son oncle n’est plus prince de Bénévent, mais prince de Talleyrand. Cela non plus ne change rien car puissant hier, il l’est encore plus aujourd’hui.
La mort de sa fille, emportée par une rougeole à l’âge de deux ans, la touche profondément, à la différence de son mari qui n’en semble pas affecté. L’oncle Talleyrand, malgré un emploi du temps surchargé, trouve le temps de venir la voir tous les jours pour la distraire de son chagrin. Il lui trouve “le plus joli visage que l’on puisse voir.”
Paris est agitée par l’occupation des troupes étrangères. Voir les cosaques camper sur les Champs-Elysées, ce n’est pas ce qu’ils attendaient de l’Empereur. Alors, on fait bon accueil à l’occupant et à celui qu’il ramène dans ses fourgons, Louis XVIII.
L’entrée des alliés dans Paris par Jean Zippel – Musée Carnavalet.
La duchesse de Courlande et ses filles sont là aussi. L’aînée, Whilhelmine, duchesse de Sagan, retrouve son amant le prince de Metternich. Duchesse souveraine de Sagan depuis la mort de son père, deux fois divorcée, d’abord du prince Louis de Rohan en 1805, puis du prince Troubetzkoi deux ans après, puis maîtresse d’un anglais, John King jusqu’en 1810, elle tombe alors sous le charme du prince Alfred Windichgraetz avant d’être séduite par le beau comte Clément Metternich, l’étoile montante de l’empire d’Autriche.
Buste de Whilelmine en 1818 par Thorswalden
Elle est une femme intelligente, spirituelle, belle, riche, avec une tête politique, un regard ouvert sur le monde et une vision d’ensemble des problèmes. Tout ce qu’il fallait à Metternich à cette époque : il cherchait des conseils, il les trouva chez Wilhelmine. Mais il trouva aussi une maîtresse ardente et peu farouche.
Leur relation fut passionnée, faite de grands moments mais aussi de tromperies mutuelles. Il lui écrit le 5 décembre1813: « …je veux que tu saches que tu as été aimée comme tu le mérites et que ton image a soutenu dans les moments qui auront décidé du salut du monde un homme qui a été directement appelé à influer sur les destinées…. » Hélas pour elle, il est marié, a des enfants et il n’est pas question de divorcer.
Prince Metternich par Thomas Lawrence
La duchesse de Sagan en réunissant chez elle à Ratiborschitz, dans son domaine de Bohême, en juin et juillet 1813, les personnalités de l’époque qui combattent Napoleon : Alexandre Ier le 15 juin 1813 et en juillet 1813, sont présents le comte, puis prince, Charles-Auguste von Hardenberg (1750-1822), chancelier du royaume de Prusse, le comte Charles Nesselrode (1780-1862), conseiller puis secrétaire d’Etat de l’empire russe, le comte Stadion (1763-1824) ancien ministre des Affaires étrangères autrichien et envoyé spécial de l’empereur, et enfin Metternich pour discuter du sort à réserver à Napoléon
Prince Hardenberg par Friedrich Georg Weitsch
Comte Nesselrode, par Thomas Lawrence en 1818.
On peut mesurer, à la lecture de ces noms, le rôle politique important que joua à cette époque la duchesse de Sagan qui rassemblait autour d’elle tous les opposants à Napoléon.
Château de Ratiborschitz
Après avoir joui de la défaite de Napoléon à Paris, elle ira à Vienne et y deviendra la maîtresse du tsar, tout en continuant ses bonnes relations avec Metternich, qui, lui, est fou de jalousie. Le futur maître de l’Europe à l’apparence si froide, si retenue, a toujours été un amoureux passionné, et partagé entre toutes ses maîtresses.
Gentz, son secrétaire particulier dit qu’on ne peut lui parler, car il est toujours entouré des dames de Courlande qu’il met au courant des affaires politiques : “A sept heures, je vais pour le diner chez Metternich. Comme d’habitude, (quand il se trouvait en compagnie de la duchesse de Sagan) il ne m’écoute pas. Toute la clique des putains de Courlande était là. Metternich a initié ces femmes à tous les secrets politiques, ce qu’elles savent est incroyable. Alors Talleyrand apparaît et me fascine. A la première ébauche contre la déclaration, il semble que le diable le possède, il ne me laisse pas placer un mot…. » On peut noter que la duchesse de Sagan est la maîtresse d’un homme qui a été l’amant de sa mère, Alexandre Ier.
Mais à Paris en 1814, la duchesse de Courlande donnait aussi l’hospitalité à sa seconde fille Pauline, princesse de Courlande et de Hohenzollern-Hechingen. Elle est loin d’avoir l’activité politique de sa soeur.
A la mort de cette dernière, en 1839, elle deviendra elle-aussi, duchesse de Sagan. Mais sa vie amoureuse, sans être aussi riche que celle de sa sœur aînée, ne fut pas calme non plus. Elle eût un enfant du mari de sa soeur Louis de Rohan. La dernière de ses filles de son mari, Jeanne de Courlande, duchesse d’Acerenza est là aussi.
Jeanne de Courlande, duchesse d’Acerenza
Avant son mariage avec un prince italien, sans envergure ni fortune, Jeanne s’était enfui avec un amant italien. En représailles, son père la déshérita. Et le prince italien qui accepta de l’épouser le fit sans doute pour assurer sa substance : il vivait aux crochets de sa belle-mère. Il semble qu’elle n’ait pas eu une vie amoureuse aussi agitée que celle de ses soeurs.
La duchesse et ses trois filles mènent grand train à Paris. Leur vie mondaine ne convient pas à Dorothée, qui leur préfère la compagnie de son oncle. Elle est encore la chaste comtesse de Talleyrand-Périgord.
Ce n’est qu’à Vienne qu’elle deviendra membre du clan des “Putains de Courlande”. Elle avait compris qu’elle ne trouverait jamais “ ce bonheur honnête et régulier qu’il n’est donné qu’à certaines femmes de rencontrer” écrivit-elle, dans une phrase que Balzac lui-même n’aurait pas reniée.
La vie privée des princesses de Courlande était connue de tous. La mère et ses quatre filles ne se sont jamais cachées de leurs aventures amoureuses. Au vu de leur position et de la qualité de leurs amants, cela leur eût été difficile. Mais personne n’aurait eu l’idée de leur reprocher quoi que ce soit et encore moins de refuser de les recevoir.
Le 16 septembre 1814, le prince de Talleyrand et Dorothée quittent Paris pour Vienne. Ils y arriveront le 23 septembre pour s’installer dans le Palais Kaunitz ( actuellement Palais Questenberg-Kaunitz) au 5 Johannesgasse, à deux pas de la Hofburg et de la Chancellerie d’Etat. Si l’architecture du palais est splendide, son état laisse à désirer. Il n’avait pas été habité depuis la mort, en 1794, du chancelier Kaunitz.
Palais Kaunitz
Tout est magnifique mais les lits sont rongés par les mites et les tentures ont perdu leur éclat. On est loin du luxe de l’Hôtel saint Florentin. Mais il sera rapidement mis bon ordre pour accueillir le représentant du roi de France et sa suite.
Les membres les plus importants sont le duc de Dalberg (1773-1833) membre du Gouvernement provisoire, neveu de l’archevêque de Francfort qui a béni le mariage de Dorothée, le comte de Gouey de la Besnardière (1765-1843) un des meilleurs collaborateurs de Talleyrand, et le marquis de La Tour du Pin Gouvernet ( 1759-1837) un ancien de la Guerre d’Indépendance des Etats-Unis, aux côtés de La Fayette.
Il y aura aussi le comte Alexis de Noailles (1783-1835), parent de Talleyrand, nommé ambassadeur à Vienne par Louis XVIII. Taleyrand résumera ainsi son équipe rapprochée : “J’emmène Dalberg, parce qu’il me servira, par ses relations, à propager les secrets que je voudrais divulguer; Noailles est l’homme du Pavillon de Marsan ( du comte d’Artois, en fait); et quant à être surveillé, j’aime mieux l’être par un agent que j’ai choisi que par un autre qui me serait inconnu : La Tour du Pin me servira à signer les passeports, et cela est nécessaire. Je réserve La Besnardière pour le travail.”
Il y a aussi dans la délégation le baron Alexandre de Talleyrand-Périgord, cousin du prince, chargé de l’acheminement du courrier, époux de Charlotte à l’origine mystérieuse, depuis le 20 septembre 1814.
Le peintre Jean-Baptiste Isabey (1767-1855) sera aussi du nombre. Il sera le peintre de la signature de l’acte final du Congrès. L’artiste prendra plusieurs mois pour réaliser deux dessins de cette réunion mais n’aura jamais le temps d’en faire un tableau.
Dorothée par Joseph Chabord
Et bien entendu, il y a Dorothée, le meilleur élément de la légation française. “Elle va devenir l’âme de ces galas presque quotidiens, plus éclatante que belle, mais spirituelle, avertie, pleine à la fois de tact et d’audace, le « vrai lieutenant » qu’il faut à ce grand capitaine de la diplomatie, le prince de Talleyrand…, devenue en quatre ans de manière de Parisienne, rompue aux manèges des salons, en bref la dame européenne préparée à recevoir l’Europe” ( Louis Madelin – Talleyrand – Editions Perrin 2014)
A Paris étaient restées la duchesse de Courlande et la princesse de Talleyrand, voyant avec surprise la jeune Dorothée prendre une place qu’elles jugeaient la leur.
L’installation de Talleyrand, nouveau chevalier de la Toison d’Or, à Vienne fut un évènement très commenté en ville et la foule des curieux se pressa devant le Palais Kaunitz pour l’apercevoir.
Il est décrit à l’époque par le prince Czartoryski comme “un oiseau empaillé…avec un grosse voix sortant de sa bouche lippue et de son grand palais…Il fait constamment le grand homme, intelligent, puissant, qui sait quelque chose, il veut toujours faire de l’effet…Il veut toujours impressionner, remplir tout le monde d’étonnement et de respect…Personnage inouï, tous se prosternent devant lui.”
Il n’est pas possible d’analyser ici, même de façon succincte, le Congrès de Vienne. Contentons-nous de savoir qui en furent les acteurs et comment Dorothée de Talleyrand-Périgord, en maîtresse de Maison de la délégation française, les reçut tous.
Lord Castlereagh par Thomas Lawrence
Le Royaume-Uni était représenté par Lord Castlereagh (1769-1822), Sir Arthur Wellesley, futur duc de Wellington (1769-1852), Charles Stewart (1778-1854) demi-frère de Castelreagh, qui fit un brin de cour à Dorothée et fut l’amant de sa soeur Whilhelmine, Frédéric Lamb ( 1782-1853) futur 3ème vicomte Melbourne, amant lui aussi de Whilhelmine.
Sir Arthur Wellesley, futur duc de Wellington, par Thomas Lawrence
Charles Stewart, futur marquis de Londonderry par Thomas Lawrence
La Russie est représentée par le tsar en personne, lui aussi très intéressé par Whilhelmine. Nesselrode ministre du tsar est aussi proche de Whilhelmine. Le prince Adam Czartoryski est aussi de la délégation russe. Nous ne savons pas ce qu’il en fut de ses retrouvailles avec Dorothée.
La Prusse est représentée par le prince de Hardenberg et le baron de Humbolt. La Prusse étant le second pays des princesses de Courlande. Elles y possèdent des biens immenses. Elles sont intimes avec la famille royale. Là encore, la Prusse est bienvenue.
Baron de Humboldt
Il y avait aussi les délégations des royaumes de Danemark, de Sardaigne, de Bavière, du Würtemberg, du Hanovre et de bien d’autres états.
Etude des têtes des participants au Congrès par Isabey
A lire les noms de tous ces délégués, on a l’impression que le lit de Whilhelmine, duchesse de Sagan, était celui de l’Europe. La comtesse de Boigne avait dit d’elle : “Un volcan qui projette des glaciers” et Metternich “ Elle ne fait que des bêtises, pèche sept fois par jour et aime comme on dîne.”
Volage, infidèle, ne sachant pas résister à un bel homme, elle n’en est pas moins intelligente. Prokesch-Osten, qui sera la grand ami du duc de Reichstadt, disait d’elle “ J’aime beaucoup cette femme. Elle possède à la fois l’intelligence de la tête et du coeur”.
Whilhelmine est le centre de tout un réseau d’informations dont elle fait bénéficier Talleyrand. Les deux soeurs de Courlande, qui comptent et ont de l’influence, Whilhelmine et Dorothée s’entendent bien. Dorothée sait parfaitement faire parler sa soeur, qui n’est pas avare de commentaires et de révélations qu’elle tient de Metternich. Leur mère, la duchesse, arrivée le 24 mars 1815, réunit ses quatre filles au palais de Palm en des moments aussi mondains que politiques.
Si on dansait beaucoup au Congrès de Vienne, on y couchait aussi beaucoup. Les rapports de la police impériale en témoignent. On fouillait les corbeilles à papier, les cendres dans les cheminée et voire les pots de chambre. La police, sous l’ordre directe de l’empereur François qui se plait à lire rapports et commérages, est la première à agir mais elle n’est pas seule. Des grands noms, comme Palffy, Fürstenberg ou Esterhazy sont de la partie.
Il est presque impossible de déterminer les relations des uns avec les autres, tant leurs lits étaient ouverts à qui voulait bien y entrer. La vertueuse Autriche, avec à sa tête le très digne empereur François qui se maria quatre fois, par peur du pécher, avait pour capitale un lupanar dont son chancelier était le maître.
Dorothée en 1815 par Gérard
Dorothée au sein de ce bordel commença avec une attitude particulière, très différente de celle de sa soeur aînée. Elle semblait fidèle à celui qui était devenu son amant, tout en étant l’oncle de son mari et ayant quarante ans de plus qu’elle. On ne sait pas à quel moment elle devint sa maîtresse. mais on sait que dès leur arrivée à Vienne, ils reçurent ensemble, assis côte-à-côte, sur le canapé du grand salon du Palais Kaunitz les personnages les plus titrés d’Europe.
Talleyrand en 1815
Talleyrand avait grande allure, impeccablement mis, cheveux poudrés, bas de soie noire, escarpins à talons rouges et boucles de diamants, plaques et croix en diamants, la Toison d’Or en sautoir. Dorothée était d’une élégance remarquable, vêtue par Leroi de Paris, couverte des bijoux somptueux que lui avait donnés sa mère, et surtout d’une beauté encore sombre et mystérieuse. Leurs entrées dans les salons et salles de bals des magnifiques palais baroques de l’aristocratie autrichienne étaient inoubliables. On faisait la haie pour les regarder et les laisser passer. Ils étaient, de fait, le roi et la reine du Congrès. Autour d’eux flottait aussi un parfum de scandale.
Le dimanche 2 octobre au grand bal de l’Impératrice, on note « Dans toutes ces fêtes-là, les femmes qui sont le plus remarquées par leur luxe et leur élégance, sont la duchesse de Sagan et sa plus jeune sœur ». A une grande fête militaire : empereurs, rois, archiducs, princes d’Allemagne à cheval. Dans les voitures de gala : impératrices, reines, grandes-duchesses, archiduchesses, et “tout ce que Vienne contient d’illustre en ce moment, toutes les Courlandes”, écrit le prince Maurice de Liechtenstein.
Enivrée de ses succès éclatants, Dorothée finit par suivre l’exemple de ses soeurs en prêtant attention à de beaux cavaliers. D’après la police, elle fut la maîtresse du prince Trauttmansdorff, grand écuyer de l’empereur d’Autriche. Puis elle tomba amoureuse, sérieusement amoureuse, d’un élégant colonel autrichien, le comte Clam-Martinitz, 22 ans, attaché à l’état-major du prince Schwartzenberg, généralissime des armées autrichiennes. Ils furent amants en décembre.
Comte Clam-Martinitz
Mais Dorothée avait aussi des passades et des amants de passage, à peine entrevus. Cela était très douloureux pour le prince de Talleyrand, car au fur et à mesure que se déroulait le congrès, il sentait grandir son amour pour Dorothée. Plus il voulait garder Dorothée, moins il n’osait rien entreprendre qui puisse l’indisposer.
Il avait compris qu’elle n’était pas différente de sa mère et de ses soeurs en matière de galanterie et d’appétit sexuel. On n’a pas vraiment la certitude que Charles-Maurice et Dorothée aient été amants. Pour la police autrichienne, comme pour la police française, c’est oui. Le doute réside peut-être dans le fait que l’on a du mal à s’imaginer la belle Dorothée, âgée de 20 ans, dans les bras du vieux beau boiteux, âgé de 60 ans.
Que s’est-il passé chez elle pour subitement changer d’attitude et abandonner la sagesse et la vertu, vantée par Napoléon, de la comtesse Edmond de Talleyrand-Périgord ? Il est probable qu’elle n’ait appris du prince Adam Czartoryski les manœuvres de sa mère pour la détacher de lui et la marier à Edmond.
Contrairement à ce que lui avait dit l’abbé Piattoli, la vieille princesse Czartoryska, mère d’Adam, ne voyait aucun inconvénient au mariage de son fils avec elle. Dorothée était arrivée à Vienne meurtrie par un mariage raté et la perte de sa fille.
Elle y apprenait la trahison de sa mère et la destruction de son amour de jeunesse par la volonté de cette dernière. Dorothée perdit ses illusions et séduite par son oncle, envoûtée par l’atmosphère amoureuse du Congrès, elle entra dans la galanterie. Elle aurait pu entrer au couvent mais sa destinée était de briller.
La duchesse de Courlande est fière des succès de sa fille. Elle écrit le 31 octobre « Elle plaît ici et s’amuse. Son succès est général. D’être jolie n’y nuit pas, et elle est fort à son avantage, sa santé est bonne » et « Dorothée ne s’en plaît pas moins à Vienne où tout le monde la trouve à merveille. Elle se plaît généralement » . Sa fille lui avait probablement pardonné et leurs rapports furent excellents.
Dorothée de Courlande par Nicholas Henri Jacob
Talleyrand aussi est fier des succès de sa nièce, pupille et probablement maîtresse. “Toute votre tendresse et tout votre orgueil maternel, Chère Amie, écrit-il à la duchesse, auraient été bien en jouissance avant-hier à une redoute où vos deux filles étaient certainement ce qu’il y avait de plus distingué et de plus élégant”. Et, parlant de Dorothée : “Notre enfant a ici un grand succès, elle réussit auprès de tous les âges.” Il semble bien qu’il y ait une véritable confusion de tous les genres. Talleyrand parle à son ancienne maîtresse de sa fille, qui est aussi probablement la sienne, en écrivant “Notre enfant.”
Lorsque la duchesse de Courlande est arrivée à Vienne, elle s’est installée naturellement au Palais Kaunitz. Après tout, Talleyrand n’était-il pas son amant ? Mais elle prit rapidement conscience que son amant était aussi celui de sa fille et de plus en était très amoureux. Mais celle-ci avait aussi des amants.
Il est probable que le trio eut une explication. La duchesse quitta le palais Kaunitz pour s’installer chez Whilhelmine au Palais Palm, où la situation était étrange. Whilhelmine de Sagan habitait l’aile droite du palais et la princesse Catherine Bagration (1783-1857), sa rivale dans le coeur et dans le lit de Metternich, l’aile gauche. Tous les matins à 11 heures, Metternich venait voir Whilhelmine pour ouvrir son coeur et lui faire des confidences, y compris de secrets d’état, et ce pour le plus grand profit de Talleyrand, informé par Dorothée de ces “bavardages”.
Princesse Bagration en 1820 par Isabey
La princesse Bagration, furieuse de voir sa rivale ainsi préférée, se vengea en prenant Alexandre Ier comme amant, pour lequel, elle n’était qu’une parmi tant d’autres. La belle Bagration augmenta alors sa collection d’amants, le grand-duc Constantin, frère du tsar, le duc de Cobourg, les princes royaux de Bavière et de Wurtemberg, une belle brochette d’altesses.
Le “Retour de l’Aigle” mit fin à cette débauche de moeurs et de luxe. Le bilan du Congrès de Vienne est, dans son ensemble, positif pour la France, grâce à l’habileté de Talleyrand et au charme de Dorothée. Elle n’a pas été rayée de la carte de l’Europe, personne n’y ayant par ailleurs intérêt, les Bourbons ont été confirmés sur leur trône. Cent jours vont mettre tout cela en péril mais le 18 juin 1815, à Waterloo, l’Europe des princes, après avoir cessé de respirer, souffla à nouveau.
Il est probable que le retour de Napoléon accéléra la signature de l’acte final du Congrès, le 8 juin 1815. Les résultats les plus importants sont pour la Russie l’attribution du royaume de Pologne, pour la Prusse la Poméranie suédoise, la Saxe du nord et surtout la Westphalie et la plus grande partie de la Rhénanie.
L’Autriche reçoit la Lombardie et la Vénétie, la côte adriatique (Illyrie et Dalmatie), le Tyrol et Salzbourg. La Confédération germanique est composée de 39 états au lieu des 350 du Saint-Empire.
L’Italie, “un concept géographique” selon Metternich, n’est plus divisée qu’en sept États. L’Espagne retrouve les Bourbons, le Portugal les Bragance mais leurs empires coloniaux se désagrègent.
Le Danemark perd la Norvège au profit de la Suède. L’Angleterre s’assure des bases stratégiques : Malte en Méditerranée, Heligoland dans la mer Baltique, Le Cap à la pointe de l’Afrique. Elle s’enrichit de quelques îles à épices enlevées aux Hollandais et aux Français.
L’Europe après le Congrès de Vienne
À ces tractations territoriales, l’Acte final du Congrès de Vienne ajoute quelques proclamations de principe importantes : libre circulation sur les fleuves internationaux que sont le Rhin et la Meuse, condamnation de la traite des Noirs.
Les résultats du Congrès sont loin d’être négligeables et ils dureront sous le nom de “Sainte Alliance” jusqu’en 1848 qui verra “le printemps des peuples”. Le principe des nationalités, hérité de la révolution française prendre le pas sur l’Europe des rois.
Pour Dorothée, le Congrès de Vienne a scellé sa destinée. « Vienne ! Toute ma destinée est dans ce mot. C’est ici que ma vie dévouée à M. de Talleyrand a commencé, que s’est formée cette association singulière, unique, qui n’a pu se rompre que par la mort. C’est à Vienne que j’ai débuté dans cette célébrité fâcheuse, quoique enivrante, qui me persécute bien plus qu’elle ne me flatte. Je me suis prodigieusement amusée ici, j’ai abondamment pleuré ; ma vie s’y est compliquée, j’y suis entrée dans les orages qui ont si longtemps grondé autour de moi. De tout ce qui m’a tourné la tête, égarée, exaltée, il ne me reste plus personne ; les jeunes, les vieux, les hommes, les femmes, tout a disparu autour de moi« .
Talleyrand arborant la Toison d’Or
La comtesse Edmond de Talleyrand-Périgord allait bientôt devenir duchesse de Dino. (Un grand merci à Patrick Germain – A suivre)
Régine ⋅ Actualité 2020, Autriche, Bourbon, France, Napoléon, Portraits, Russie 25 Comments
Pierre-Yves
24 avril 2020 @ 08:24
Je dois avouer que cet épisode viennois tourbillonnant m’a un peu perdu en raison de l’abondance des noms propres, de la quantité de personnages qui ne font que passer dans le lit des dames, tout ça m’a donné le tournis.
Et puis ces Courlande mère et filles, qui se font concurrence dans la galanterie, on a du mal à saisir ce qui, au fond, les anime: désir de puissance, addiction à la séduction et au sexe ? quelle revanche ont-elles donc à prendre pour se conduire ainsi ?
Robespierre
24 avril 2020 @ 11:39
je ne crois pas que ces dames se posaient ces questions existentielles, elle ne voyaient pas plus loin que le bout de leur…
aubert
24 avril 2020 @ 15:10
Ce qui me fat rigoler, moi, c’est imaginer la tête de nos consoeurs qui lisent ce texte alors qu’elles sont en transes vitupérantes lorsqu’elles évoquent la liaison du prince de Galles et de Camilla Sand.
kalistéa
25 avril 2020 @ 13:26
Sand c’était George , cher Aubert.Autre époque : autres mœurs .
Bruce
24 avril 2020 @ 08:47
Absolument passionnant. Merci beaucoup
Jean Pierre
24 avril 2020 @ 09:15
« Le Congrès ne marche pas, il danse », comme a pu écrire le prince de Ligne.
Corsica
25 avril 2020 @ 04:49
Apparement il couche aussi !
Cosmo
25 avril 2020 @ 12:39
Et beaucoup…
Instal
24 avril 2020 @ 09:38
Merci vraiment Patrick, c’est un tel plaisir de vous lire.
Caroline
24 avril 2020 @ 09:56
Que des intrigues amoureuses!
Merci pour cet article très bien rédigé !
Robespierre
24 avril 2020 @ 10:35
On a le tournis quand on voit le carrousel des coucheries des uns et des autres. Cette Wilhelmine est bien volage.
Dorothée est sans doute la première femme qui réussit à éveiller les affres de l’amour non partagé et la jalousie chez Talleyrand, l’homme aux mille maîtresses, qui choisissait et partait le premier. Après le congrès de Vienne il en verra d’autres. Pour moi Talleyrand sera alors, pas le mari complaisant mais « l’amant complaisant ».
Robespierre
24 avril 2020 @ 10:44
Ce marquis de la Tour du Pin qui accompagne Talleyrand à Vienne est le mari de celle qui écrivit des mémoires très intéressants. « Mémoires d’une femme de 50 ans ».
Talleyrand et le couple Gouvernet (plus tard la Tour du Pin) s’enfuirent en Amérique pour échapper à la Terreur. Les trois se rencontrèrent dans ce pays où Talleyrand passa deux ans. Il dit alors à l’auteur des mémoires son mépris pour l’esprit mercantile des Américains pour qui chaque chose avait un prix « Ils seraient capables de vendre leur chien » avait-il conclu.
Je conseille à ceux qui en ont le temps de lire les mémoires de Madame de la Tour du Pin, qui traverse la Révolution, l’Empire et la Restauration.
Patrick Germain décrit bien l’atmosphère de lupanar du Congrès de Vienne, qui est souvent occultée par les historiens. On imagine mal la même ambiance dans les réunions actuelles du G7 ou du G20.
Lili.M 👠
24 avril 2020 @ 12:30
Moi je suis sidérée par l’activité « allongée » de ces dames de haute lignée :
apparemment c’était bien vu par leur caste
Antoine
24 avril 2020 @ 13:20
Cher Robespierre, seriez-vous naïf ? Dans les G7 et G20 les accompagnatrices sont rarement des régulières. Et pour ceux qui viennent seuls on ne manque pas de proposer des chambres « avec oreiller »…
Robespierre
25 avril 2020 @ 11:18
On ne voit quand même pas Monsieur Merkel coucher avec madame Macron. C’est au niveau des porte-serviettes et « conseillers » que l’on couche, mais P. Germain ne parle pas de porte-serviettes mais de hauts personnage. D’où ma réflexion. Ceci dit, oui je suis souvent naïf.
Robespierre
25 avril 2020 @ 18:02
… personnageS
Mary
24 avril 2020 @ 18:58
Bon,il était temps qu’elle s’amuse un peu !
Quelle étrange période tout de même : une bande de gourmands qui se partagent un gâteau!
On mesure l’habileté de Talleyrand qui a protégé les frontières pré- napoléoniennes ( si je puis dire) de la France.
Mayg
24 avril 2020 @ 19:01
C’est un concours entre la mère et ses filles à qui aura le plus d’amants ? On a l’impression qu’elles passaient d’un homme à un autre comme on change de chemise.
Brigitte - Anne
24 avril 2020 @ 21:39
Oui , effectivement on a le tournis avec la valse des amants ! C’est léger à lire et par ces temps de confinement cela est agréable . Merci !
kalistéa
24 avril 2020 @ 21:43
On dansait beaucoup à Vienne certes ,mais quelques uns avaient la sagesse de s’apercevoir que c’était « sur un volcan » …
Corsica
25 avril 2020 @ 05:13
J’avoue que comme certains, j’ai eu un peu le tournis devant cette frénésie sexuelle des hommes et des femmes et je me suis dit, qu’au Congrès de Vienne, Il devait aussi circuler quelques maladies sexuellement transmissibles. Quant à la famille de Courlande, c’est une vraie famille « tuyau de poêle » : Whilhemine couche avec l’amant de sa mère, idem pour Pauline qui corse la chose car cet amant est l’oncle sexagénaire de son époux, quant à Pauline, elle a un enfant du mari de sa sœur ! Disons que ce n’est pas très habituel mais qu’entre la politique et les amants communs ou non, les sujets de conversation des dames de Courlande devaient valoir leur pesant d’or….
Corsica
25 avril 2020 @ 05:14
Pardon il fallait lire : idem pour Dorothée qui corse…
Robespierre
25 avril 2020 @ 08:50
Vous avez bien résumé la situation, « famille tuyau de poêle » dans toute sa splendeur…princière. MDR !
Cosmo
25 avril 2020 @ 12:37
Je n’ai pas osé employer le terme « tuyau de poêle », chère Corsica. Merci de le faire à ma place.
Bon week-end
Cosmo
Corsica
27 avril 2020 @ 05:12
Mon cher Cosmo, ce terme n’étant guère élégant, j’ai hésité à l’écrire mais il résume tellement la réalité que je n’ai pas résisté ! Merci encore pour cet exceptionnel travail de recherches.