L’hôtel de Soubise, résidence de la famille de Rohan-Soubise au XVIIIe siècle, 60, rue des Francs-Bourgeois à Paris (aujourd’hui Archives Nationales)
À propos de la nomination de la duchesse de Tallard comme gouvernante des Enfants de France, le comte de Sade (le père du « divin marquis »), s’étonnait « qu’on l’ait choisie pour une place où il faudrait au moins les apparences de la vertu qu’elle ne s’est jamais donné la peine de prendre ».
En dépit de ses responsabilités, elle menait la vie la plus libertine et on prétendit même, quand elle mourut en 1754, qu’elle avait succombé à une maladie vénérienne, « ayant fait tout ce qu’il faut pour cela ». Elle éleva essentiellement Mesdames Henriette et Adélaïde (les filles cadettes de Louis XV étant élevées à l’abbaye de Fontevraud par mesure d’économie), dont elle ne sut guère se faire aimer.
Marie-Isabelle de Rohan-Soubise (1699-1754), duchesse de Tallard, petite-fille de Madame de Ventadour
Il faut croire que son exemple fâcheux introduisit un relâchement dans tout le service. Le mercredi saint de 1746, Madame Adélaïde, âgée de 14 ans, trouva un roman orné de gravures pornographiques, relié en missel, que la sous-gouvernante, la ravissante comtesse d’Andlau, avait oublié dans son appartement.
L’affaire s’ébruita, Louis XV, peu soucieux de la vertu des femmes sauf de celle de ses filles, entra dans une colère noire. Madame d’Andlau fut chassée de la Cour, exilée en province et ne fut autorisée à rentrer à Paris que sept ans plus tard.
Henriette de Polastron (1716-1792), comtesse d’Andlau, par Nattier (Collection particulière)
À la duchesse de Tallard succéda sa nièce, la raide et bigote comtesse de Marsan. Veuve à 23 ans d’un prince de la maison de Lorraine, très imbue de son rang, elle travaillait sans relâche à l’élévation de sa famille. Hostile à Choiseul, elle prit la défense des Jésuites. C’était une personne cultivée, passionnée par les arts et la botanique.
L’hôtel de Mayenne, 21 rue Saint-Antoine à Paris. La comtesse de Marsan, née Marie-Louise-Geneviève de Rohan-Soubise (1720-1803), y résida de 1748 à 1759, avant de le vendre pour s’installer définitivement à Versailles. C’est dans la chapelle (aujourd’hui disparue) de cet hôtel qu’elle épousa, en 1736, Gaston-Jean-Baptiste-Charles de Lorraine, comte de Marsan, (1721-1743)
Madame de Marsan éleva le futur Louis XVI et ses frères. Parmi eux, elle avait une préférence marquée pour le comte de Provence, et Louis XVI ne semble pas avoir conservé d’elle un bon souvenir. Lorsque les garçons passèrent aux hommes, elle se consacra à leurs jeunes sœurs, Madame Clotilde, surnommée à la Cour « Gros Madame », et Madame Elisabeth.
« Le duc de Berry, futur Louis XVI, et son frère le comte de Provence, futur Louis XVIII », par François-Hubert Drouais, vers 1757, (Sao Paulo, Museu de Arte)
En 1767, elle obtint la survivance de sa charge pour sa nièce, Victoire-Armande-Josèphe de Rohan-Soubise, princesse de Guéménée (1743-1807), à qui elle laissa la place en 1775, après le mariage de Madame Clotilde avec le prince de Piémont.
Victoire-Armande-Josèphe de Rohan-Soubise (1743-1807), princesse de Guéménée, par Louis-Auguste Brun, vers 1782, (Collection particulière)
Avant la naissance des enfants de Louis XVI, la princesse de Guéménée ne « gouverne » tout d’abord que la jeune Madame Elisabeth, sœur du roi, qu’elle emmène souvent dans la maison qu’elle vient de faire construire à Montreuil, près de Versailles.
La jeune fille se prend d’un goût très vif pour ce domaine que son frère lui offrira plus tard. Lors de la naissance de Madame Royale en 1778, Madame de Guéménée manifesta une grande joie, mise en scène dans une gravure montrant l’enfant nouveau-né sur les genoux de sa gouvernante.
« Madame, fille unique du Roi, sur les genoux de sa gouvernante », gravure de Nicolas Dupin
Spirituelle et frivole, la princesse de Guéménée organise des fêtes somptueuses et mène joyeuse vie dans son appartement de Versailles, qui se compose de neuf pièces.
En 1781, on a même construit une extension au bout de l’aile du Midi, un petit pavillon servant de jardin d’hiver et de salle du billard pour la reine, qui aime ce jeu et vient très souvent chez la gouvernante de ses enfants.
Au temps de Louis XVI, cet endroit du château n’est donc plus l’espace calme et retiré qu’avait voulu Louis XIV pour les petits princes.
L’appartement de la gouvernante est devenu un appartement de société, et même selon l’empereur Joseph II « un véritable tripot ». Lors de sa visite en 1777, le frère de la reine est choqué « du mauvais ton et de l’air de licence » qui règnent chez Madame de Guéménée. Joueuse enragée, elle organise des parties qui durent parfois toute la nuit, communique son vice à la reine, et perd des sommes fabuleuses (bien qu’elle n’hésite pas à tricher…).
« La partie de whist », gravure de Jean-Michel Moreau le Jeune
La princesse de Guéménée était réputée pour son extravagance et la liberté de ses mœurs. Toujours entourée d’une meute de petits chiens, elle prétendait, lorsqu’elle en était séparée, être en communication avec eux par des « esprits intermédiaires ». Elle vivait en bonne intelligence avec son mari, tout en étant la maîtresse du comte de Coigny, jeune veuf dont elle éleva la fille, Aimée, la future Jeune Captive d’André Chénier, avec ses propres enfants.
De son côté, le prince de Guéménée entretint publiquement pendant douze ans une liaison avec la comtesse de Dillon. Lorsque celle-ci mourut en 1782, le marquis de Bombelles nota dans son Journal : « Dès que Madame de Guéménée a su la mort de Madame Dillon et la douleur excessive qu’elle causait à Monsieur de Guéménée, elle est partie de Trianon pour l’aller consoler. Ce n’est pas tout, le prince Charles et la princesse de Montbazon vont en Touraine, à la suite de leur père et beau-père, sécher les pleurs de cet amant désolé. Il ne manque plus que de voir Monsieur Dillon revenir de l’île de Saint-Christophe, où il commande, pour consoler l’amant de sa femme. On appelle cela du procédé ».
Malgré leur immense fortune, et en raison de leurs folles prodigalités, les Guéménée étaient couverts de dettes. En octobre 1782, le prince fait une faillite retentissante, causant un véritable scandale : sa banqueroute révèle la corruption de la Cour et ruine nombre de petits épargnants dont les fonds ont été collectés dans des conditions douteuses.
Les Guéménée doivent alors se séparer d’une grande partie de leurs biens, notamment leur maison de Montreuil, achetée par Louis XVI pour Madame Elisabeth.
Ils peuvent cependant garder leur demeure parisienne, l’hôtel de Soubise (où Mme de Guéménée était née). Celui-ci sera confisqué à la Révolution, mais la princesse pourra le récupérer, pour le vendre en août 1807 (juste un mois avant sa mort) à un marchand de biens, qui le cèdera l’année suivante à l’Etat, lequel l’affectera aux Archives Nationales.
La maison de la princesse de Guéménée à Montreuil, rachetée par Louis XVI pour Madame Elisabeth (aujourd’hui « Domaine de Madame Elisabeth » à Versailles)
Enfin, les Guéménée, déshonorés, quittèrent la Cour et renoncèrent à leurs charges. Ainsi prenait fin la transmission héréditaire dans leur famille de la charge de gouvernante des Enfants de France.
Epilogue : la duchesse de Polignac et la marquise de Tourzel
En effet, Marie-Antoinette fit nommer à cette fonction sa favorite la duchesse de Polignac, qui n’avait pas de parenté avec les titulaires précédentes, et ne semblait d’ailleurs pas avoir de capacité particulière pour l’exercer.
Selon le baron de Besenval (c’est pourtant lui qui a soufflé cette idée à la reine), « Madame de Polignac, née calme, paresseuse même, accoutumée à une vie paisible, libre au sein de sa famille et de ses amis, (…) ne pouvait considérer qu’avec effroi, qu’avec répugnance invincible, une charge dont la chaîne est si pesante et que rien ne peut alléger ». Elle comprit vite, cependant, le prestige du poste qu’on lui proposait, et les bénéfices qui en découlaient, et elle accepta rapidement.
La princesse de Guéménée avait démissionné le 22 octobre 1782, la duchesse de Polignac prêta serment le 3 novembre.
Yolande-Martine-Gabrielle de Polastron (1749-1793), duchesse de Polignac, par Elisabeth Vigée Le Brun (Château de Versailles)
Par cette nomination, Marie-Antoinette s’affranchissait, comme souvent, des usages de la Cour. Son choix obéissait à une autre logique : Mère attentive et affectueuse, elle s’intéressait, beaucoup plus que ses devancières, à l’éducation de ses enfants, dans laquelle elle souhaitait pouvoir intervenir sans risquer de se heurter à une gouvernante soucieuse d’exercer ses prérogatives.
De plus, elle trouvait commode d’installer sa tendre amie, chez qui elle passait l’essentiel de son temps, dans l’appartement contigu à celui de ses enfants, qu’elle pouvait ainsi voir à tout moment.
« Madame Royale et le Dauphin Louis-Joseph », par Elisabeth Vigée Le Brun, 1784, (Château de Versailles)
C’était une promotion pour les Polignac, famille de noblesse très ancienne mais qui n’avait jusqu’alors occupé que des emplois secondaires à la Cour : le grand-père de Madame de Polignac, le comte Jean-Baptiste de Polastron avait été sous-gouverneur du Dauphin, (avant d’être tué en Bohême pendant la guerre de Succession d’Autriche), et sa tante, la comtesse d’Andlau, sous-gouvernante de Mesdames Henriette et Adélaïde (et, on l’a vu, renvoyée par Louis XV).
Cette nouvelle faveur, ajoutée à toutes celles que l’amitié de Marie-Antoinette avait déjà fait pleuvoir sur les Polignac, et non justifiée, excita la jalousie de la Cour et la réprobation du public.
Elle fut beaucoup reprochée à la reine et lui attira l’inimitié du clan des Rohan. Trois ans plus tard, l’Affaire du Collier, où le Cardinal de Rohan fut traîné devant le Parlement, renforça encore l’hostilité de cette puissante famille. En rompant avec les usages dans le pourvoi des charges, Louis XVI et Marie-Antoinette s’étaient aliéné une partie considérable de la noblesse de Cour.
Le 16 juillet 1789, les Polignac partaient en émigration, à la demande du roi. Pour remplacer sa chère Gabrielle, « inutile mais irremplaçable », Marie-Antoinette choisit la marquise de Tourzel, vertueuse veuve dont l’éducation qu’elle donnait à ses cinq enfants était citée en exemple.
Celle que le Dauphin Louis XVII allait appeler « Madame Sévère » hésita quelques jours avant d’accepter, pressentant les dangers d’une telle charge en cette période troublée. Mais, même dans ses pires cauchemars, elle ne pouvait imaginer ce qui l’attendait : les journées d’Octobre, la fuite à Varennes, la prise des Tuileries et les massacres de Septembre auxquels elle n’échapperait que par miracle…
La fuite à Varennes : Mme de Tourzel quittant les Tuileries avec la famille royale le soir du 20 juin 1791 (gravure)
Merci à Pascal-Jean Fournier pour cette troisième et dernière partie.
Régine ⋅ Actualité 2021, Bourbon, France, Portraits 23 Comments
Pistounette
8 septembre 2021 @ 05:59
Par expérience, je sais le travail que représentent ces trois articles passionnants… alors MERCI.
Actarus
8 septembre 2021 @ 09:01
Quand je lis Ventadour, je pense plutôt à Bernard le troubadour, l’ami d’Aliénor d’Aquitaine.
HRC
8 septembre 2021 @ 12:16
Moi aussi.
Aldona
8 septembre 2021 @ 06:43
Passionnant jusqu’à cette fin, magnifique portrait de la Comtesse d’Andlau par Nattier, un grand merci à vous Pascal-Jean
Actarus
8 septembre 2021 @ 07:09
Trois petites remarques :
1. Henriette de Polastron était plutôt Henriette de Polisson.
2. J’ai mangé récemment une andouille de Guéménée : un régal (même racine étymologique que royal).
3. Wikimachin dit que Charles de Rohan-Soubise fut le dernier duc de Ventadour (ce cumulard était aussi marquis de Roubaix, et il me semble qu’il existe dans l’ancienne cité textile des souvenirs de cette seigneurie), or il apparaît qu’il hérita du duché par les femmes. Cependant c’était en 1717 si je ne me trompe pas, et il me semble que Louis XIV avait mis fin à la transmission des duchés par voie féminine quelques années plus tôt.
Si quelqu’un a des précisions, notre lanterne magique s’en trouverait éclairée.
JAusten
8 septembre 2021 @ 09:41
moi j’aime bien les calissons mais ça n’a rien à voir je crois, et aussi les andouilles de Guéménée :)
voici ce que j’ai trouvé concernant les Rohan justement
https://www.cairn.info/revue-annales-2012-3-page-679.htm
DIBS
8 septembre 2021 @ 23:16
Charles de Rohan-Soubise semble avoir hérité des terres du duché de Ventadour mais non du titre ; le dictionnaire des duchés-pairies de C. Levantal (1519-1790) arrête bien le titre de Duc Pair de Ventadour à 1717, date de décès du dernier duc.
Charles de Rohan-Soubise a par contre été Duc de Rohan-Rohan, à distinguer des autres ducs de Rohan (Chabot)
HRC
8 septembre 2021 @ 08:16
J’aime bien « inutile mais irremplaçable »
François
8 septembre 2021 @ 08:31
Merci Pascal-Jean pour ce superbe récit. Avec cette galerie de portraits, éblouissante, on prend conscience peu à peu des maux profonds qui gangrènent la Cour de Versailles et qui la mèneront au bord du précipice
Ciboulette
8 septembre 2021 @ 09:23
Des articles très intéressants et plaisants à lire , j’ai bien ri à l’épisode des dessins pornographiques à allure de missel , et j’aurais voulu voir la tête du roi !
Menthe
8 septembre 2021 @ 12:43
Parions qu’il y a jeté plus qu’un œil avant de tancer la propriétaire 😘
Mademoiselle Heloïse
8 septembre 2021 @ 19:43
Même remarque que vous Ciboulette.
Si on pouvait remonter le temps pour voir nos scènes historiques.
(Imaginez que le roi confisqué le missel et en a rit et l a gardé pour lui…)
Beque
8 septembre 2021 @ 09:13
J’ai lu que le livre licencieux trouvé chez Mme d’Andlau avait pour titre « Le Portier des Chartreux ». Je ne sais pas si ceux (celles) qui aimeraient se le procurer le trouveront sur Amazon ?
Mme d’Andlau s’exila à Autun, en 1746, accompagnée de sa mère.
Elle put retourner à la cour lorsque sa nièce, Yolande de Polignac (qu’elle avait élevée lorsque sa mère, femme de son frère, était morte) devint l’amie intime de la Reine Marie-Antoinette, qui la présenta à la Reine comme sa tante préférée.
Cosmo
8 septembre 2021 @ 12:19
La faillite des Rohan-Guéménée fut une des causes de la Révolution française tant elle emmena de désordres financiers dans beaucoup de familles.
Robespierre
8 septembre 2021 @ 12:27
La comtesse Dillon maîtresse du prince de Guéménée était la mère de Madame de La Tour du Pin, dont les mémoires sont célèbres et intéressants. Evidemment, la marquise de la T du P, occulte cette liaison. Pareil pour sa grand-tante qui l’éleva après la mort de sa mère et l’évêque de Narbonne. C’étaient de simples amis. Mais ils passaient leur vie ensemble.
Beque
9 septembre 2021 @ 14:10
Les mémoires de la marquise de La Tour du Pin sont, en effet, très intéressants. Elle parle, entre autres, de son départ en Amérique où elle exploitait une ferme modèle près d’Albany. En 1794, on comptait quelque 3.000 Français à Philadelphie (capitale provisoire des Etats-Unis). La marquise recevait le duc de Liancourt et Talleyrand qui considéraient que les Américains étaient dénués de culture, parlant de « la nullité des classes supérieures », se lamentant sur « le manque de grâce des femmes », sur « leurs pianos désaccordés quand ils en possédaient ».
Beque
10 septembre 2021 @ 09:06
Arthur Dillon, gouverneur de Saint Christophe et Tobago (né en 1750, guillotiné en 1794), eut de son premier mariage avec Thérèse Lucy de Rothe, une fille, Lucy, future marquise de La Tour du Pin, et de son second mariage avec Laure Girardin de Mongerald, une fille Fanny qui épousera le général Bertrand.
Mayg
8 septembre 2021 @ 14:16
Ce fut un portrait très intéressant à lire.
Brigitte - Anne
8 septembre 2021 @ 16:06
Ce fût un plaisir de lire ces trois épisodes. Merci infiniment. Je me suis régalée.
Guizmo
8 septembre 2021 @ 17:41
Merci beaucoup Pascal-Jean pour ces trois volets très intéressants que je vais garder dans mes dossiers et merci aussi à Régine .
Mademoiselle Heloïse
8 septembre 2021 @ 19:45
Merci Pascal – Jean.
C est un plaisir de vous lire.
Je n ai que ces quelques mots :
Encore ! Encore !
Heloïse
framboiz 07
9 septembre 2021 @ 00:23
Merci, passionnant !
Mireille
9 septembre 2021 @ 19:18
Grand merci pour ces trois articles passionnants et distrayants. Le sujet est original, traité avec érudition mais sans ennuyer le lecteur. Les illustrations viennent fort à propos. Bravo!