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Dans de nombreux livres d’histoire et dans de nombreux commentaires, on a considéré le compromis de 1867 avec la Hongrie comme étant une conséquence directe de la défaite de Königgrätz (Sadowa), sans tenir compte qu’avant la bataille, une nouvelle réglementation entre le royaume et son souverain avait été envisagée.

Cette conception est fausse : dès le début de l’année 1864, l’empereur François-Joseph était entré en contact avec le plus grand homme d’état hongrois du XIXe siècle, Franz Deak. Cette année-là, à la demande du monarque, furent conduits des pourparlers qui aboutirent au célèbre « article de Pâques ».

L’année qui suivit, les négociations furent poursuivies par Belcredi, si bien que le compromis était déjà établi, effectivement, avant Königgrätz, dans ses caractéristiques les plus importantes.

Toutefois, sur un seul point, la victoire de la Prusse a eu un effet décisif. Elle a précipité le processus de développement au grand détriment de l’œuvre entreprise.

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Cassette d’argent offerte en cadeau à François-Joseph à l’occasion du couronnement.

A l’origine, l’idée n’était pas de faire du compromis, un instrument bilatéral mais une solution beaucoup plus large qui, simultanément avec l’entente avec la Hongrie, aurait signifié aussi une restructuration de la partie autrichienne de l’empire.

Pour le moins, un accord semblable à celui conclu avec Budapest, devait s’ensuivre avec les pays de la couronne de saint Wenceslas. Mais à la suite de l’accélération effrénée des événements de la politique extérieure, le compromis resta œuvre inachevée. Sa plus grande faiblesse résidant dans son manque d’équilibre, tel qu’il existe dans tout accord bilatéral entre partenaires inégaux. François-Joseph était bien conscient de ce manque.

De son côté, ce n’est pas faute d’avoir essayé de parvenir à une réunification de la partie autrichienne de l’Empire. Au grand détriment de l’État, ces projets ont capoté des deux côtés de la Leitha devant la résistance de nationalistes bornés.

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François-Joseph assistant aux manœuvres de son armée, Julius von Blaas, 1898

Dans ses relations extérieures, l’empire de François-Joseph ne pouvait poursuivre qu’une politique de paix du seul fait de sa structure. Les guerres que l’empereur dut mener étaient entièrement défensives. L’État autrichien, composé de plusieurs peuples, n’aurait jamais laissé de côté ses assises pour une politique selon Bismarck. Les fédérations politiques et les royaumes qui ont une composition nationale hétérogène sont par nature un facteur de paix, car tout conflit à l’intérieur de leurs frontières peut entraîner des tensions menaçantes pour leur existence.

Cet impératif, dans la diplomatie de François-Joseph, explique sa solidarité avec la Turquie, solidarité que beaucoup n’ont pas comprise lorsqu’ils ont parlé d’ingratitude de la part de l’empereur vis à vis du tsar pendant la guerre de Crimée.

Le problème de l’empire ottoman était semblable à celui de la monarchie des Habsbourg. Tous deux rassemblaient diverses nationalités en des points névralgiques de la planète, là où aucun peuple n’est assez fort pour assurer sa défense sans coopérer avec d’autres afin de former une communauté plus grande, ou même seulement pour assurer seul son ravitaillement.

Certes, le système des sultans avait besoin d’une réforme urgente. Constantinople offrait néanmoins à ses peuples une unité économique assez grande, que l’on pouvait certes détruire avec une relative facilité, mais qui est presque impossible à reconstruire.

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Parade militaire à l’occasion d’une visite en Roumanie en 1896.

Au XIXe siècle, le monde où l’esprit nationaliste prédominait a alors appelé l’empire turc « l’homme malade de l’Europe » parce qu’il contredisait le soi-disant esprit du temps. François-Joseph savait qu’une fois le croissant tombé à Constantinople, l’empire autrichien deviendrait « l’homme malade », de même que dès la disparition de l’Autriche-Hongrie, l’empire britannique fut qualifié d’anachronisme vivant.

C’est du reste intéressant de constater qu’aujourd’hui (1966), des arguments semblables, utilisés par les détracteurs de la monarchie habsbourgeoise, sont mis en avant en Asie contre la grande communauté russe par les révolutionnaires nationalistes.

Le fait que l’empire de François-Joseph, dans ces circonstances, ait voulu maintenir la paix, n’est pas mieux prouvé que par celui, peu connu, qui voit la Russie sous le choc de l’assassinat du roi Alexandre Obrenovic et de sa famille, donner carte blanche à Vienne en 1903 contre la Serbie, au cas où l’empire des Habsbourg eut voulu venger le meurtre commis par les Karageorgevic.

L’Autriche-Hongrie n’a pas alors voulu la guerre et onze ans plus tard, elle dut payer son esprit conciliant du drame de Sarajevo.

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 Projet de déclaration de guerre à la Serbie, le 28 juillet 1914

La politique pacifiste de François-Joseph conduisit à de nombreuses tentatives pour réduire les différences croissantes entre les peuples d’Europe. Les portes de la monarchie danubienne étaient toujours largement ouvertes aux étrangers et, de son vivant, François-Joseph  répugnait à utiliser le terme d’étranger au sens le plus étroit que le XIXe siècle a donné à ce mot.

Il a cru que le bon choix des hommes et des collaborateurs ne devait pas être limité par l’arbitraire du destin, de la naissance ou de l’identité. Pour lui, l’appellation « compatriote » ne s’est pas arrêté à quelques poteaux de frontière, quels qu’ils soient. C’est pourquoi il n’a pas hésité, comme il a déjà été mentionné, à faire d’un protestant de Saxe son chancelier, ou de charger un souabe protestant de l’aider à résoudre les difficiles problèmes sociaux de son empire.

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François-Joseph sur son lit de mort, le 21 novembre 1916.

François-Joseph est décédé au milieu de la 1ère guerre mondiale, en 1916. Deux ans après sa mort, son empire le suivait. Ainsi, à peu près tous les historiens qui se sont intéressés à la vie du vieil empereur, qu’ils soient favorables ou hostiles, alors qu’ils étaient sous l’effet de ce déferlement d’événements, ont parlé du destin tragique du monarque.

Peu se sont demandé si l’on ne devait pas plutôt parler d’une tragédie de l’Europe que de celle d’un homme qui, finalement, a réussi le fait unique d’être en dehors de son temps pendant près de sept décennies et de régner avec succès contre l’esprit malfaisant de son époque.

Les dirigeants des états qui ont succédé à l’ancienne Autriche ont porté dans sa tombe le qualificatif d’« anachronisme » attribué à l’Empire.

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Caricature du dépècement de l’Empire en 1918.

Mais ce qui était dit comme une injure s’est révélé comme la plus haute louange au moment où, dans l’enfer dantesque de la 2e guerre mondiale, l’erreur, tout à fait terrible du XIXe siècle, du matérialisme comme du nationalisme, est devenue évidente.

Si quelque chose doit être un jour justifié par l’histoire, c’est bien le combat de François-Joseph et de ses peuples contre le manque de spiritualité de son époque.

Mais quelque chose est clair, aujourd’hui, après 50 ans (1966). Sa persévérance ne fut pas vaine et ne s’est pas terminée par une défaite si l’on élargit la perspective. Le but du vieil empereur étant de sauver l’idée d’une communauté supranationale, l’idée de l’égalité entre les peuples et de la solidarité européenne. Lui et son empire sont parvenus à préserver ces idées porteuses, fruit d’une réalité politique, jusque dans la 2e décennie de notre siècle. Elles ont survécu pendant la plus grande partie de la période nationaliste. Lorsque trois décennies après la fin de l’empire danubien, on en vint à créer une nouvelle Europe, les valeurs que l’Autriche-Hongrie avait défendues de toutes ses forces au prix de son existence jusqu’en 1918 étaient toujours là. Les données de base, incontournables pour cette édification, étaient demeurées semblables.

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Testament de François-Joseph, le 6 février 1901

Ainsi donc, le mot « pour rien », pour qualifier la vie de l’empereur François-Joseph, que des esprits mesquins voulurent écrire sur la pierre tombale du vieux monarque, n’a pas lieu d’être. Au contraire, aujourd’hui, dans une perspective historique, nous pouvons précisément reconnaître, en nous référant à l’exemple du vieil empereur, qu’aucune action en politique, qu’aucun effort ne sont vains.

Chaque graine porte ses fruits, à un moment ou à un autre, même si ces dernières n’apparaissent que sous des formes, dans des conditions et des lieux, que celui qui l’a semé ne pouvait prévoir.

Si l’Europe est sauvée et s’il y a un jour une fédération européenne, alors, sur la liste de ses pères, le nom de François-Joseph sera écrit en plus gros caractères que celui de Bismarck. Celui-ci pensait en 1866 « avoir bien mis l’Europe à l’heure allemande pour 100 ans ». Mais en fait, c’est l’unité du cœur de l’Europe qui, avec la solution étatique, s’est brisée.

L’idée de François-Joseph de créer, par l’intermédiaire d’une Confédération des États de l’Europe centrale, la base d’une fédération européenne, est par contre, même cent ans après, d’une brûlante actualité.

Otto de Habsbourg-Lorraine, Archiduc d’Autriche (Merci à Francky pour ce dernier volet de la conférence donnée par l’archiduc Otto)