Il ne serait venu à l’esprit de personne, dans la Ville des Vents, de qualifier Miss Buckingham de « reine de Chicago ». Aussi pardonnerez-vous à l’auteur de ces lignes d’avoir cédé à la tentation d’une plaisanterie facile.
Le nom de Kate Buckingham ne pouvait rester plus longtemps ignoré des lecteurs de Noblesse et Royautés.
Kate Sturges Buckingham (1858 – 1937) avait gagné le surnom bien différent de « vieille fille la plus fameuse de Chicago ». Elle était l’aînée d’une fratrie de trois et survécut à son frère Clarence et à sa sœur Lucy Maud, demeurés célibataires eux aussi.
Devenue l’une des femmes les plus riches d’Amérique, Miss Buckingham sut maintenir une fortune familiale qui reposait sur le négoce des céréales et la banque.
Son nom s’affichait en lettres géantes sur les énormes silos que voyageurs et migrants découvraient à leur descente du train. Elle fut sans doute la figure philanthropique la plus éminente de Chicago. Que d’actions en faveur et en souvenir de ceux qui lui étaient chers !
Vue aérienne de Grant Park
Buckingham Fountain
Miss Buckingham eut l’heureuse idée d’offrir à la ville, en mémoire de son frère Clarence, la plus belle des fontaines. Ce fut chose faite en 1927. Le geste de Kate inscrivait définitivement le nom de la famille Buckingham au « panthéon » de la Ville des vents.
Un petit air de Versailles ? Le Bassin de Latone inspira sans nul doute les concepteurs de la fontaine mais ceux-ci doublèrent les proportions. Nous sommes en Amérique !
Aujourd’hui, la fontaine Buckingham est l’ornement principal de Grant Park et constitue la porte d’entrée symbolique de la ville, au départ de la mythique Route 66.
La vue aérienne nous situe la fontaine, non loin des rives du Lac Michigan. Au milieu du cliché, les bâtiments relativement bas et la grande toiture toute blanche sont ceux de l’Art Institute .
Kate Buckingham joua un rôle actif au sein du Board of trustees du musée. D’aucuns diraient un rôle encombrant ! Nous en reparlerons.
Statue d’Alexander Hamilton à Lincoln Park
La générosité de Miss Buckingham, décédée en 1937, s’exprima par d’innombrables dons et legs, aux amis, aux personnes à son service, aux œuvres philanthropiques…
Fière d’appartenir au peuple américain, Kate avait fait sensation en signant un chèque d’un million de dollars (un peu moins de 20 millions de dollars actuels) avec un unique objet, honorer la mémoire d’une figure chère à son cœur, Alexander Hamilton, père fondateur des Etats-Unis.
On employa la généreuse contribution en commandant une statue monumentale au sculpteur John Angel. Compte tenu de l’enveloppe financière, le choix du bronze doré s’imposa. Achevé en 1939, le monument fut installé en 1952 au nord de la ville, à la lisière du magnifique Lincoln Park.
Exposition d’estampes japonaises à l’Art Institute of Chicago, 1908
La fratrie Buckingham éprouvait un intérêt sincère pour l’art. C’est ainsi que la passion du japonisme s’empara de Clarence, le frère de Kate. La découverte de la section japonaise de l’Exposition universelle de 1893 en fut le révélateur.
Un autre visiteur, fasciné comme Clarence Buckingham par l’art nippon, fait son apparition dans notre récit : un jeune homme ambitieux du nom de Frank Lloyd Wright, qui deviendra le plus grand architecte américain du XXe siècle.
Le premier prête sa collection d’estampes à l’Art Institute, le second réalise la scénographie de l’exposition qui ouvre ses portes en 1908. Le génie de notre architecte transparaît ici : avec une réelle économie de moyens, Frank Lloyd Wright parvient à qualifier l’espace, dans une géométrie pure et légère mise au service d’un art raffiné.
Salle gothique de l’Art Institute of Chicago, 1927
La collection de Clarence Buckingham a rejoint l’Art Institute de Chicago, tout comme celle de sa sœur Lucy Maud : grâce à cette dernière, le musée peut s’enorgueillir d’un exceptionnel ensemble de bronzes archaïques chinois.
Kate eut pour sa part sa période « gothique ». Quel ne fut pas l’embarras des conservateurs du musée face à l’avalanche d’objets « médiévaux » (nous dirions volontiers « moyenâgeux ») engrangés par Miss Buckingham.
Quant à la Salle gothique dédiée à la regrettée Lucy Maud Buckingham, son caractère approximatif et son coût d’installation indisposèrent les membres du conseil d’administration.
Parmi les prises de bec mémorables entre Kate et les responsables des collections, on citera l’affaire des «Amants » : joli nom donné à une tapisserie, soi-disant de la fin du XVe siècle, acquise auprès d’un antiquaire peu scrupuleux.
Les spécialistes l’examinèrent et la rajeunirent illico de plusieurs siècles, au grand déplaisir de Miss Buckingham. Peu à peu, la demoiselle convint elle-même de la qualité médiocre de certaines de ses pièces, et la Salle gothique subit d’importantes transformations deux ans après la mort de la donatrice.
Tête d’Apôtre, Paris, vers 1210, Art Institute of Chicago
Tout ceci reste anecdotique. L’essentiel réside dans le très généreux fonds de dotation laissé par Miss Buckingham. Grâce à ce pactole, le musée a pu se porter acquéreur d’un chef d’œuvre absolu. Cette imposante « Tête d’Apôtre », haute de 43 cm, appartenait sans doute à une statue-colonne encadrant le portail d’une grande église gothique.
Or, le style de la sculpture est très proche de celui des fameuses Têtes des Rois de Juda conservées au musée de Cluny à Paris.
L’analyse par activation neutronique a confirmé de son côté la similitude entre le calcaire de cette sculpture et celui des pierres de Notre-Dame de Paris. Il s’agit des mêmes carrières !
Nous sommes peut-être en présence d’un vestige du décor sculpté de la façade occidentale de Notre-Dame, vandalisé à la Révolution et miraculeusement retrouvé en 1852 sur un chantier parisien. (Merci à Benoît-Henri)
Pistounette
11 janvier 2022 @ 04:21
Encore passionnant… merci Benoît-Henri
Alice
11 janvier 2022 @ 04:58
Très intéressant également! Merci pour cet article et les informations sur la tête de statue d’apôtre! C’est vrai qu’elle ressemble beaucoup à celles des Rois de Juda, les ancêtres de la Sainte Vierge, ces statues détruites par les révolutionnaire qui pensaient que c’étaient les Rois de France!
Benoite
11 janvier 2022 @ 06:06
Merci pour cette série historique, où l’on apprend bien des choses artistiques, et ici à Chicago. Très intéressant, c’est super de diversifier de la meilleure façon les articles quotidiens sur NR. Bonne lecture à tous.
DEB
11 janvier 2022 @ 07:51
Merci.
Frère et sœurs restés célibataires.
Voilà qui est intriguant.
J’ai lu, sur un blog américain, qu’elle s’était occupée de sa soeur Lucy Maud « devenue de plus handicapée » sans autre précision.
Évidemment, l’Art Institute of Chicago lui doit beaucoup .
J’ai lu aussi qu’elle s’occupait d’œuvres sociales mais ne voulait pas qu’il en soit fait mention.
Elsi
12 janvier 2022 @ 11:26
Intriguant .. pourquoi … bien sur une bonne vie de couple est la forme ideale de vie … mais alors … tous ceux qui vivent sous une forme « comme il faut » d’apres vous, les anguilles sous roche peuvent etre nombreuses … ce qui est important … la face que l’on presente a l’exterieur.
DEB
13 janvier 2022 @ 07:40
Vous ne trouvez pas curieux, Elsi, qu’aucun ne se soit marié ?
Je ne parle pas d’intrigues ( intrigant) mais je suis étonnée.
Il était rare que tous les frères et sœurs d’une même famille ne se marient pas.
Un oui, tous non.
JAusten
11 janvier 2022 @ 08:55
On s’éloigne de l’énergique Mrs. Palmer mais nous avons là une très généreuse donatrice.
Domin
11 janvier 2022 @ 19:48
Cette reine toute dévouée a l’art plus qu’aux mondanités est très sympathique !
Erato deux
11 janvier 2022 @ 09:11
Quelle vie!
Merci beaucoup pour ce passionnant recit de qualité.
Beque
11 janvier 2022 @ 09:52
L’intérêt de Clarence Buckingham (1854-1913) pour l’art s’est épanoui dans les années 1890 lorsqu’il a commencé à assembler une collection d’estampes japonaises avec l’aide du conservateur de l’Art Institute Frederick W. Gookin et de l’architecte Frank Lloyd Wright. Directeur de l’Art Institute pendant plus d’une décennie, il a fréquemment prêté des objets de sa collection personnelle pour des expositions. Il a également acheté et donné des œuvres d’art directement à l’Art Institute.
Sa disparition soudaine à l’âge de 58 ans a été un choc pour sa famille et ses amis. En 1914, sa sœur Kate a prêté toute sa collection d’art à l’Art Institute. Elle a continué à acquérir des œuvres supplémentaires et, en 1925, elle a officiellement donné les estampes au musée, ainsi qu’une dotation pour maintenir et élargir la collection. La collection Clarence Buckingham contenait à l’origine environ 2.500 œuvres et s’est agrandie grâce aux achats et aux cadeaux pour atteindre plus de 16.000.
Charlotte (de Brie)
11 janvier 2022 @ 14:23
Beque, je vous ai laissé un ultime message sur le sujet » le Roi »
Bonne journée.
Beque
11 janvier 2022 @ 21:34
Merci, Charlotte. Pour l’Hôpital Américain, je faisais allusion à la crise du printemps 2020, je ne savais pas la suite. Oui, je parlais de la Phase IV.
Jean Pierre
11 janvier 2022 @ 10:23
La fontaine est près du musée.
On peut aller y faire un tour pour se détendre dans la foulée.
Aldona
11 janvier 2022 @ 10:33
Passionnant, merci à vous Benoît-Henri, il est vrai que cette ville occupe une place de coeur chez moi, ma tante était de Chicago, et je fréquente une grande partie de la communauté lithuanienne implantée là-bas.
JAY
11 janvier 2022 @ 10:42
Très intéressantes ces fratries avec aucun mariage ni descendance …. pourtant certainement convoitées !
Trianon
11 janvier 2022 @ 10:44
Très agréable et instructif !! Merci beaucoup
Iankal21
11 janvier 2022 @ 11:04
Articles admirablement écrites avec des informations que j’ignorais. Merci !
Menthe
11 janvier 2022 @ 13:36
Oui la prose de Benoit- Henri est fluide, précise et aérée, très agréable à lire et non moins raffinée.
Êtes-vous écrivain ?
luigi
11 janvier 2022 @ 11:47
J’adore ces posts qui fourmillent de mille informations, et très bien écrits, merci !
Lolotte18
11 janvier 2022 @ 12:18
J’ai vécu un an à Chicago au siècle dernier (!) & j’ignorais tout de ces illustres reines du Middle West. Merci à l’auteur d’une « série » aussi passionnante que bien documentée.
Actarus
11 janvier 2022 @ 13:15
Avec un nom pareil, elle ne pouvait qu’être reine de Chicago ! ;-)
mousseline
11 janvier 2022 @ 15:33
très interessant. Merci Benoit-Henri
Marie-Saintonge
11 janvier 2022 @ 15:54
Merci infiniment je ne connaissais pas Miss Buckingham et avec le prénom de Kate il faut le faire , amusant et article passionnant.
Salignac
11 janvier 2022 @ 17:11
Merci à Benoît Henri, toujours très bon.
Charlotte 78
11 janvier 2022 @ 17:22
Encore un article distrayant et plein de fraîcheur dans sa rédaction ! Merci beaucoup au rédacteur et à madame SALENS.
Lecetre
11 janvier 2022 @ 19:24
Article très intéressant merci
Caroline
11 janvier 2022 @ 23:27
Merci pour cet article intéressant et insolite à la fois ! 👍