Connaissez-vous Vincennes, Indiana ? Cette modeste bourgade, fondée au XVIIIe siècle par des explorateurs français sur les berges de la rivière Wabash, vit naître, le 2 mai 1882, la petite Narcissa Niblack.
Fort respectable, sa famille comptait nombre d’hommes de loi et plusieurs représentants au Congrès mais, chez les Niblack, les filles comptaient pour peu. Au soir de sa vie, Narcissa fit cette confession : « Je ne reçus aucune éducation dans mon enfance. Savoir comment mettre mon chapeau était censé suffire ». Concédons à ses parents d’avoir laissé éclore sa passion précoce pour les modèles réduits et les maisons de poupée. Elle les collectionna assidument.
Narcissa Niblack Thorne (1882 – 1966)
La famille de Narcissa s’établit à Chicago et son aisance financière lui permit de voyager fréquemment. Le goût artistique de la jeune fille put s’épanouir au contact des chefs d’œuvre des grands musées de la côte Est et du Vieux continent.
Narcissa, âgée de 19 ans, épousa à Chicago James Ward Thorne, son amour de jeunesse, qui appartenait à l’une des familles les plus fortunées du Middle-West (les frères de James dirigeaient la fameuse société de vente par correspondance, « Montgomery Ward »). Deux garçons naquirent de cette union, Ward et Niblack !
Résidence de Mr and Mrs James Ward Thorne à Lake Forest, au nord de Chicago
Narcissa Niblack Thorne n’entendait pas mener une vie oisive, d’autant que lui vint, au milieu des années 1920, l’idée de créer elle-même des modèles réduits. Sur quel thème ?
L’élément catalyseur vint sans doute de la fréquentation des « period rooms », ces pièces dont le décor mural et l’ameublement ressuscitaient un moment de l’histoire des arts décoratifs.
Les conservateurs des grands musées américains et le public des visiteurs en raffolaient. Les « period rooms » du Metropolitan Museum de New York furent installées dès 1924.
Maison de poupée de la reine Mary, conçue par sir Edwin Luytens, 1921 – 1924, Royal Collection Trust © Her Majesty Queen Elizabeth II
Maison de poupée de la reine Mary, Queen’s bedroom, Royal Collection Trust © Her Majesty Queen Elizabeth II
Un petit évènement se produisit au château de Windsor au cours de cette même année 1924 : on y dévoila la maison de poupée de la reine Mary, considérée comme « la plus belle maison de poupée du monde ».
Mrs Thorne eut sans doute connaissance de ce projet car elle adopta la même échelle au 1/12 pour ses modèles réduits. Narcissa partageait par ailleurs l’intérêt des riches Américains pour la décoration et l’ameublement européens de « style ».
Le XVIIIe siècle anglais et français avait leur préférence. Les arbitres du « bon goût », tel le marchand Joseph Duveen, ne considéraient-ils pas le XVIIIe siècle comme le nec plus ultra ?
Salon Louis XVI des années 1780, Art Institute of Chicago
Munie d’un appareil photographique, Mrs Thorne écumait les musées et les châteaux pour étoffer sa riche documentation.
Le Petit Trianon lui fit grande impression ! Si on la voyait souvent chez les antiquaires, jamais Narcissa ne révéla la provenance exacte des matériaux qu’elle se procurait en France, dans « une petite boutique du côté de l’île Saint-Louis », croyait-on savoir.
Elle put compter sur le talent d’artisans extrêmement qualifiés pour la seconder dans la réalisation des décors muraux, du mobilier et des objets d’art. Le secrétaire de marqueterie de ce salon Louis XVI est équipé d’une véritable serrure et l’abattant s’ouvre au moyen d’une clé minuscule. La maquette elle-même présente les dimensions suivantes : 38 cm de hauteur, 52 cm de largeur et 43 cm de profondeur.
Salon new-yorkais des années 1850-1870, Art Institute of Chicago
Entre 1937 et 1940, Mrs Thorne réalisa 37 modèles réduits de « period rooms » américaines.
L’histoire des arts décoratifs américains était circonscrite alors aux cultures du littoral atlantique, la Nouvelle Angleterre et le Vieux Sud. Le mouvement Arts and Crafts, l’Art Nouveau ou le « style Prairie » si caractéristique de la région de Chicago, furent laissés de côté.
Quant au Bauhaus, que le MOMA de New York venait de révéler au public américain, il suscita un rejet complet de la part de Narcissa, qui abhorrait ces « horribles sièges en tube chromé recouverts de cuir glissant ».
Salon californien, 1940, Art Institute of Chicago
La modernité n’est pourtant pas absente de la production de Mrs Thorne. Pour preuve, cette maquette, l’une des plus fascinantes de toutes, représente un salon californien contemporain.
Narcissa poussa le raffinement jusqu’à s’adresser en personne à de grands artistes vivants. Elle les convainquit de réaliser des versions lilliputiennes de leurs propres œuvres.
C’est ainsi qu’un œil exercé peut discerner au dessus de la cheminée une authentique nature morte à l’huile d’Amédée Ozenfant et au-dessus du canapé rouge une gouache de Fernand Léger !
Salle Louis XII, Art Institute of Chicago
Nous pouvons sourire aujourd’hui de certains choix esthétiques, en particulier pour les styles « Haute époque » : il est probable que les châtelains du temps du roi Louis XII eussent peiné à reconnaître leur cadre de vie. Replaçons donc ces maquettes dans le contexte des connaissances et du goût des collectionneurs américains des années 30.
C’est bien une vision personnelle, et non l’histoire raisonnée de la décoration intérieure du Moyen Âge au XXe siècle, qu’incarnent les boîtes merveilleuses de Narcissa Niblack Thorne conservées à l’Art Institute de Chicago. (Merci à Benoît-Henri)
Alice
12 janvier 2022 @ 02:50
Les maisons de poupées m’ont toujours fait rêver depuis que ma grand-mère m’emmena voir enfant celle de la Reine Mary. Je suis allée plusieurs fois à l’Art Institute de Chicago mais ne me souviens pas avoir vu ces modèles réduits.
Juliette d
12 janvier 2022 @ 04:44
Montgomery Ward n’était pas qu’une société de vente par correspondance. Il y avait des magasins Montgomery Ward dans les états de la Nouvelle Angleterre. J’y suis souvent allée avec mes parents, il y a bien longtemps, et c’ėtait chaque fois une fête.
Benoite
12 janvier 2022 @ 05:25
Vraiment, une série passionnante féminine qui révèle l’inventivité des femmes Américaines aisées qui possédaient une vision d’avance, et qui pouvaient donner libre cours à leurs passions et ambitions. Le souci de réalisation de ces maisons de poupées, est très marqué et recherché par Narcissa Niblack Thorne.
Ces récits sont inédits à NR, et c’était bien vu de venir les présenter ici. Merci bien
Guillaume Boonen
12 janvier 2022 @ 07:55
Magnifique…..
Galetoun
12 janvier 2022 @ 08:51
Superbe!! Merci pour cette découverte étonnante.
JAusten
12 janvier 2022 @ 08:51
C’est très original et je comprends mieux pourquoi les américains sont très férus de miniatures. Le net regorge de site web de leurs créations et de boutiques en ligne pour les articles (mobilier, nourriture, déco etc.). Les Allemands ne sont pas en reste non plus.
Mary
12 janvier 2022 @ 09:40
Intéressant !
Beque
12 janvier 2022 @ 09:53
Meri, Benoît-Henri, c’est magnifique.
J’ai vu une photo de l’exposition « Chicago Historical Society » de 1932 où Narcissa, jeune et belle, de profil, pose devant sa chambre à coucher miniature d’époque Louis XVI.
Bruce Hatton Boyer, l’un des auteurs du livre « Miniature Room : The Thorne Rooms at the Art Institut of Chicago » dit : « c’est précisément l’absence de figures qui rend les Thorne Rooms de l’Art Institut si fascinantes (…) Nous sommes requis de fournir l’ingrédient crucial qui manque – la vie – et c’est ce qui fait que nous restons rivés si longtemps en face de nos pièces préférées ».
Olive
12 janvier 2022 @ 10:10
L’ensemble des maquettes paraît d’une telle qualité que ce donne envie visiter.
Gatienne
12 janvier 2022 @ 10:24
Voici un article très documenté et riche en illustrations iconographiques:
le point de départ pour qui est intéressé par cet univers et n’a pas eu la chance de visiter l’Art Institute de Chicago, de découvrir un peu plus d’images sur le site officiel du lieu.
https://www.artic.edu/highlights/12/thorne-miniature-rooms
Merci à Benoît-Henri d’avoir produit ces trois articles de grande qualité.
Guizmo
12 janvier 2022 @ 22:54
Une série très intéressante sur des femmes étonnantes. Vraiment merci beaucoup.
Jeanne-Marie
12 janvier 2022 @ 10:30
Est-ce un passe-temps typiquement américain ? Ma petite-fille américaine a passé plusieurs « camps » d’été à fabriquer des pièces miniatures. En tout cas, merci à l’auteur de ces intéressantes histoires de dames de Chicago.
Gatienne
12 janvier 2022 @ 12:48
Et nous, nous faisions des « paper dolls » ces petites filles en papier qu’on habillait à sa guise dans les différentes tenues des catalogues.
Qui s’en souvient ?
Baboula
13 janvier 2022 @ 07:46
Moi ! Je découpais les silhouettes et les habits en piquant leurs contours avec une épingle . Piètre résultat .
Menthe
13 janvier 2022 @ 14:42
Moi aussi ! J’ai souvenir que les habits avaient des petits rabats à replier sur les silhouettes pour les fixer. Néanmoins les miens étaient toujours de guingois😀
Ciboulette
14 janvier 2022 @ 20:18
Moi aussi ! Les habits de papier avaient bien de petits rabats .
Bambou
12 janvier 2022 @ 10:57
Quel travail ! Absolument magnifique !!!
Bathilda
12 janvier 2022 @ 11:01
Je me suis lancée il y a quelques années dans la construction d’une maison de poupées. Avec un résultat beaucoup moins sophistiqué que les exemples montrés. Il s’agissait plutôt d’une maison en kit avec tout un tas de meubles à installer, de déco à inventer. La boutique Pain d’Epices à Paris regorge d’éléments à assembler ou à fabriquer. Le résultat était quand même très sympa et ma plus jeune fille a même eu droit de jouer avec! C’est un loisir créatif très agréable et minutieux. On peut même électrifier le tout pour éclairer la maison.
Jean Pierre
12 janvier 2022 @ 11:07
Je n’avais jamais entendu parler d’elle ni de sa marotte.
Menthe
12 janvier 2022 @ 11:15
Merci beaucoup Benoît-Henri.
Ces 3 mini bio, si bien écrites, sont intéressantes et non moins instructives.
Antoine
12 janvier 2022 @ 11:19
Des articles de cette qualité aussi superbement illustrés font honneur à N&R. Plus encore à celui qui les a rédigés. MERCI !
Erato deux
12 janvier 2022 @ 11:20
Quelle personnalité originale.
Merci encore, récit captivant sur un sujet original.
Baboula
12 janvier 2022 @ 11:56
¨Comment avons nous pu être dans l’ignorance de ces femmes exceptionnelles ?
Marie-Saintonge
12 janvier 2022 @ 13:09
Magique et instructif. Encore merci.
mousseline
12 janvier 2022 @ 14:03
Très interessant. Quelle patience pour réaliser ces maquettes, et quelle minutie dans les détails. Merci Benoît-Henri pour ces articles
Francoise CHAROUX
12 janvier 2022 @ 14:32
Ces trois articles m’ont passionnée et rappelé de fabuleux souvenirs ! Merci Benoît-Henri !
CAMOMILLE
12 janvier 2022 @ 15:52
Merci pour cette découverte intéressante .
Domin
13 janvier 2022 @ 00:43
Merci pour ces 3 articles !
A du A
12 janvier 2022 @ 17:08
Une voilette,2 rangs de perles,et une collection de pots de peinture,mais c est tout moi😳👩🏭👸
Pierre-Yves
12 janvier 2022 @ 17:11
Un grand merci à Benoit-Henri pour la belle surprise de cette série vraiment originale.
Aldona
12 janvier 2022 @ 17:36
Merci Benoît-Henri, 3 articles passionnants, inhabituels, et des femmes inspirantes que je découvre.
Carole 007 - Carolus
12 janvier 2022 @ 20:52
Merci Benoit-Henri.
Belle découverte pour moi.
Michelle
12 janvier 2022 @ 21:34
Merci a Benoit Henri qui, tout en nous laissant decouvrir ces dames, nous procure un bon moment de détente en ce triste hiver au Quebec. C est tres apprecié.
luigi
13 janvier 2022 @ 00:56
Un grand merci Benoit-Henri pour votre série !
Charlotte 78
13 janvier 2022 @ 01:17
Encore bravo et merci et le parfum de l’enfance qui revient grâce à vous !
Cosmo
13 janvier 2022 @ 08:09
J’aime le côté décalé de la photo. Un atelier, une blouse d’artiste, deux rangs de perles et un chapeau sur la tête, la bohème chic en quelque sorte.
Salignac
13 janvier 2022 @ 10:28
A peine croyable,superbe, merci Benoît Henri.