Nicolas II fut couronné tsar de Russie le 26 mai 1896. A cette occasion, 3 semaines de réjouissances furent organisées comprenant solennités religieuses, rencontres au sommet avec des délégations étrangères, bals, diners. Ci-dessus, le programme des festivités organisées pour le couronnement de Nicolas II.
Moscou pavoisée et illuminée à l’occasion du couronnement impérial
Bien que la capitale de l’Empire russe soit à l’époque Saint-Pétersbourg, le couronnement devait par tradition se tenir à Moscou, dans la cathédrale de la Dormition de la Vierge, située sur la place des cathédrales au Kremlin.
La Cour arriva à Moscou le 18 mai. 3 jours plus tard, le Tsar fit son entrée solennelle à Moscou en passant sous un arc dressé spécialement pour l’occasion à Tverskaia.
Entrée solennelle du tsar à Moscou
Entrée solennelle du tsar à Moscou : le cortège s’arrête à la chapelle Iverskaya, située à une des entrées de la Place rouge. La chapelle fut détruite par les communistes pour laisser passer les chars lors des parades militaires. Elle fut reconstruite entre 1994 et 1995.
La plupart des fêtes étaient destinées aux grands de ce monde, aux corps diplomatiques et à l’aristocratie, mais le people ne fut pas oublié : en date 30 mai, des réjouissances populaires étaient prévues à la “Khodinka” à partir de 10h00 du matin. Attirée par la promesse de cadeaux, la foule se masse dès la veille. A 5 heures du matin le 30 mai, ce sont déjà 500 000 personnes qui attendant. L’atmosphère est fébrile mais joyeuse : on plaisante, on boit, on rit.
Extrait d’un plan de Moscou. La Khodinka y figure en blanc. Cet espace d’environ un kilomètre carré était truffé de trous, qui allaient jouer un rôle tragique au moment de la bousculade.
Du côte des organisateurs, tout est prêt : le vaste espace de la Khodinka, attenant au palais Petrovsky, qui servait de champ de manoeuvre pour la garnison moscovite, a été recouvert d’un plancher destiné à égaliser le sol. Sur son pourtour ont été construits des baraques temporaires, destinés à la distribution de cadeaux. Ceux-ci consistent en une timbale émaillée à l’effigie des souverains, de la nourriture, des boissons.
Objets offerts par le Tsar à ses sujets lors de son couronnement : un biscuit, un foulard commémoratif (49*57 cm), une timbale. L’impératrice la surnommera « la tasse du chagrin ». Il est d’usage que les Souverains offrent des cadeaux au peuple lors de leur couronnement.
Annonce de la fête populaire du 30mai
Les rumeurs les plus folles circulent sur les cadeaux : pièces d’or, vodka, billet de loterie etc…Dans son ouvrage « le couronnement », l’écrivain russe Boris Akounine prête les propos suivants à un cocher « c’est-y vrai ce qu’on dit, que chacun aura droit à une chope d’étain aux armes de l ‘Empire toute remplie à ras bord de vraie vodka ? »
Vers 5 heures du matin, une rumeur naît : il y aura pas assez de cadeaux pour tout le monde. Une bousculade commence pour obtenir les présents tant convoités. Sous la poussée de la foule, le plancher s’effondre. Des centaines de personnes tombent et sont piétinées. Les 1800 policiers présents sont complètement débordés. Dans sa nouvelle consacrée au drame, Tolstoi évoque les hommes devenus fous et son héros, qui se penche pour sauver un enfant tombé à terre, manque d’être piétiné à son tour à ce moment là.
L’écrivain Vladimir Gilarovsky, connu pour ses récits sur l’histoire de Moscou évoque la tragédie en ces termes : « près des tentes, quelqu’un cria : « ils ont commencé la distribution ! ». Alors, une foule énorme se rua vers la gauche… des cris effroyables, des pleurs bouleversants déchirèrent l’air… la foule précipita des centaines de personnes dans le fossé, et ces personnes furent piétinées »“
Quand les renforts arrivent, ils découvrent des fossés remplis de cadavres. La bousculade n’a pas duré plus de 10 minutes, mais le bilan est terrible : plus de 1300 morts et plus de 1000 blessés, mais il est possible que le nombre de victimes ait été en réalité plus élevé. Les blessés sont conduits à l’hôpital Sainte Catherine et à l’hopital Marinsky. Mais les hôpitaux, débordés, ont du mal à faire face à cet afflux de victimes.
Foule à la Khodinka. Tableau de Vladimir Makovsky. L’espace était si vaste qu’une partie des personnes présentes ne se rendit même pas compte du drame qui se déroulait quelques centaines de mètres plus loin.
Victimes de la bousculade
Quelques centaines de mètres plus loin, la foule ne s’est aperçue de rien. Les gens font tranquillement la queue près du stand de distribution de bière, et repartent avec les cadeaux offerts par le Tsar
A 10H00 du matin, le Tsar est informé de la tragédie qui vient d’avoir lieu. En début d’après-midi, il se rend sur les lieux, mais ne peut rien constater par lui-même, puisque toute trace du drame a été effacée.
Nicolas II à la Khodinka l’après-midi du 30 mai. Une foule énorme se masse pour l’acclamer et chanter des hymnes
Et Nicolas II, bouleversé par la tragédie et mal conseillé par son entourage, va commettre une effroyable erreur, que son peuple ne pardonnera jamais.
Louis Gustave Lannes de Montebello (1838-1907) Ambassadeur de France en Russie de 1891 à 1902. Intime des Romanov, il fut l’un des artisans de l’alliance Franco-russe. Le Tsar Nicolas II est le parrain du 1er petit fils de l’ambassadeur.
Le soir même, était prévu un bal donné par l’Ambassadeur de France, le comte de Montebello. Nicolas II et Alexandra veulent se décommander, mais le Grand-Duc Serge le leur déconseille formellement, car il ne convient pas selon lui, de se montrer trop sentimental. Des considérations de politique étrangère entrent également en jeu car la Russie vient de signer un traité d’alliance avec la France, et les Souverains craignent de vexer leur nouvel allié s’ils annulent leur participation au bal.
A l’époque, l’Ambassade de France était située à Saint-Pétersbourg, capitale de la Russie. Pour la circonstance, l’Ambassadeur loua à la famille des comtes Sherementiev un palais, qu’il fit arranger à grands frais, le transformant en quelque sorte en Ambassade temporaire. Le Bal des Montebello était l’événement le plus attendu des festivités du couronnement. Selon le Figaro du 1er juin 1896, « depuis des mois, la possession de l’un de ces cartons d’invitation est devenu une grave préoccupation pour des milliers de personnes. On s’attendait à des merveilles de goût ». Et en effet, l’épouse de l’Ambassadeur ne lésina pas sur les moyens ; tapisseries des gobelins, argenterie venue directement de Versailles, brassées de fleurs.
Menu du dîner donné le 30 mai par l’Ambassadeur de France, juste avant le bal que le couple impérial devait honorer de sa présence.
Tous ces efforts fournis par la France pour honorer le couple impérial vont jouer un rôle clé dans la « mécanique de courtoisie » qui s’enclenche : Nicolas et Alexandra n’osent se décommander, mais attendent une communication officielle de l’Ambassadeur qui annule le bal. De son côté, le comte de Montebello n’ose pas prendre l’initiative de reporter la soirée, mais il attend que le couple impérial, au vu des événements, l’informe de son désistement. Comme aucune des deux parties ne fait le premier pas afin d’éviter d’offenser l’autre, les Souverains se rendirent quand même au bal. Selon un témoin, le Tsar et son épouse étaient blêmes et anxieux, mais ils jouèrent leur rôle, saluant les invités et ouvrant par courtoisie le bal. Ils quittèrent les lieux rapidement, mais le mal était fait. Pour l’instant, l’Empereur est encore exempt de critiques et c’est l’Impératrice qui fut blâmée pour ce grave faux pas.
La comtesse de Montebello sortant du Kremlin pour assister au couronnement de Nicolas II le 26 mai 1896. Fonds des frères Lumière
Et de fait, l’histoire n’a pas retenu les gestes que firent les Souverains en faveur des victimes : Nicolas II, son épouse et plusieurs membres de la famille impériale se rendirent au chevet des blessés. L’Empereur paya les funérailles des victimes sur sa cassette personnelle, et débloqua, également sur ses propres deniers, une somme de 100 000 roubles, considérable pour l’époque, à partager entre les familles des blessés ou disparus.
Vladimir Makovsky : enterrement des victimes de la Khodinka
Quelques victimes furent enterrées dans leur paroisse ; la plupart le furent au cimetière moscovite Vagankovo, sorte de Père-Lachaise russe. Pour celles qui ne purent être identifiées, une fosse commune fut creusée. Aujourd’hui encore, un monument perpétue le souvenir de la tragédie.
En 1896 , au cimetière Vagankovo, sur la fosse commune a été installé un monument aux victimes de la bousculade sur le champ de Khodynka. Vagankovo abrite la tombe de nombreuses personnalités, et de victimes de tragédie collectives telles la bataille de Borodino ou les morts de l’attentat terroriste du théâtre de Moscou en 2002
Le Grand-Duc Serge
Une enquête fut diligentée pour faire la lumière sur le drame. Le grand-Duc Serge, gouverneur de Moscou, oncle et beau-frère du Tsar, responsable de l’organisation des fêtes du couronnement ne fut pas sanctionné. Il y gagna le surnom peu flatteur de « Prince de la Khodinka ». Mis à part deux fonctionnaires qui furent limogés, il n’y eut pas de sanction dans cette affaire. (Merci à la Baronne Sophie de Manno pour ce récit)
Gérard
30 mai 2017 @ 04:42
Merci à la baronne.
Robespierre
30 mai 2017 @ 07:17
Je suis superstitieux et je ne peux m’empêcher de rapprocher cette tragédie de la bousculade qui eut lieu à Paris pour, si je me souviens bien, le mariage de Louis XVI et Marie-Antoinette et qui fut de très mauvais augure pour le règne qui s’ensuivit.. Il y eut des centaines de morts sur la place Louis XV, l’actuelle place de la Concorde.
Corsica
30 mai 2017 @ 18:26
J’ai toujours associé les morts de la place Louis XV à ceux de la Khodinka, même s’ils furent moins nombreux. Le feu d’artifice de Paris et la distribution de cadeaux de Moscou, qui auraient du être synonymes de liesse pour le peuple, eurent hélas des conséquences tragiques qui n’entravèrent en rien les festivités prévues. La terre continua de tourner jusqu’à ce que tout finisse dans un bain de sang, notamment celui des souverains. Ces deux événements à eux seuls n’ont en rien provoqué les révolutions russe et française mais certains y ont vu, à la fois une confirmation de l’indifférence des deux souverains pour la souffrance de leur peuple, et un mauvais présage. D’ailleurs, d’après ce qu’écrit la générale Bogdanovitch en juin 1896, non seulement le peuple gronde car le couple impérial continue d’assister aux bals et réceptions qui se succèdent comme si de rien n’était alors que tous les morts ne sont même pas inhumés mais il se murmure de plus en plus fort » que la jeune tsarine à la réputation de porter malheur. Les catastrophes, la douleur cheminent sur ses pas ».
Robespierre
31 mai 2017 @ 09:16
Marie-Antoinette disait parfois qu’elle portait malheur et soulignait qu’elle était née un 2 novembre jour des morts. Ces deux catastrophes, on ne peut pas ne pas y voir un mauvais présage, quand on est superstitieux.
Carole 007
30 mai 2017 @ 11:21
Je ne connaissais pas cette terrible tragédie, ca m’a un peu attristée ce matin !
Jean Pierre
30 mai 2017 @ 12:29
Ce grand duc Serge était quand même un peu spécial.
Caroline
30 mai 2017 @ 13:17
Merci à la Baronne de Manno pour son article sur cette tragédie ‘historique’ !
Pascal
30 mai 2017 @ 15:31
Ce triste évènement est narré et surtout illustré ici de façon magistrale et la plus détaillée que j’ai jamais lue.
Merci Madame !
Corsica
31 mai 2017 @ 13:02
Pascal, si vous le permettez, je m’associe à votre commentaire, tout particulièrement en ce qui concerne l’iconographie.
Pascal
1 juin 2017 @ 07:49
Corsica
Je vois que vous avez lu le journal de la générale Bogdanovitch souvent cité dans les biographies de Nicolas II et qui manque à ma collection (de même que les souvenirs du comte Witte) .
Apporte t’il des éléments particuliers que les autres récits ou biographies n’apporteraient pas ?
ciboulette
30 mai 2017 @ 15:53
Quelle tragédie , et quelle inconscience de la part du couple impérial !
Ne pouvait-on prévoir cette foule et ses débordements ?
Pourquoi le nouveau tsar a-t-il écouté son oncle , pour qui , sans doute , la mort de roturiers n’était rien , au lieu de laisser parler la compassion , précisément ?
Comme en France , le peuple a longtemps supporté le mépris des grands , jusqu’au jour où …
Ghislaine-Perrynn
30 mai 2017 @ 17:26
J’ai reculé devant le document en écriture cyrillique , pensant que le post s’adressait aux spécialistes linguistes .
Puis j’ai ouvert le post par curiosité et je ne le regrette absolument pas .
C’est une part d’histoire qui m’a échappée alors que je suis férue des événements qui se sont passés en Russie .
Je vous remercie pour ce morceau bien documenté . C’est absolument épouvantable .
Peut être ais-je tort mais j’ai l’impression que ce couple impérial a été de maladresses en maladresses jusqu’à la tragédie finale.
Dagobert 1er
30 mai 2017 @ 22:58
J’ai la chance d’avoir un exemplaire de la timbale en métal
Alinéas
31 mai 2017 @ 07:32
Merci beaucoup à la Baronne pour ce récit bien détaillé.!
Patrick Germain
31 mai 2017 @ 17:38
Chère Sophie,
Bravo pour ce récit qui relate une tragédie, qui sans avoir joué de rôle dans le destin du couple impérial, n’en restait pas moins une ombre au début du règne. L’inconscience du couple impérial et des Montebello, ainsi que l’attitude du grand-duc Serge, montre le dysfonctionnement du système courtisan. Il ne s’est trouvé personne pour les alerter sur l’énormité d’aller au bal alors que des milliers de gens venaient de mourir. Bien sûr ce n’était la faute de personne, et il est probable que le couple impérial ait éprouvé de la compassion. Pourquoi ne pas l’avoir montrée au lieu de de plier aux règles de l’étiquette ?
Quant au grand-duc Serge, rien d’étonnant à ce qui lui est arrivé par la suite. Son épouse, la grande-duchesse Elisabeth, a-t-elle passé ensuite sa vie à payer la faute de son mari ?
Amicalement
Patrick Germain
Baronne Manno
1 juin 2017 @ 20:21
Cher Patrick,
la vie extraordinaire de la Grande Duchesse Elisabeth est digne d’un roman. Elle devint religieuse après la mort de son mari en 1905, soit près de 10 ans après la tragédie de la Khodinka. En ce sens, je ne crois pas que l’on puisse dire qu’elle ait passé sa vie a expier la faute de son mari. Son engagement de toute une vie auprès des plus démunis (école gratuite, distribution de nourriture, de vêtements etc…) puis sa vocation religieuse n’ont pas été vécues comme une expiation mais plutôt comme un désir profond d’aller vers les autres. Aujourd’hui, la grosse majorité des églises de Russie contiennent une icône d’Elisabeth. La plus belle à mon avis se trouve dans la nouvelle cathédrale consacrée jeudi dernier à Moscou.
Amitiés
Sophie
AM
Patrick Germain
2 juin 2017 @ 12:33
Chère Sophie,
Je suis heureux de savoir que la foi de la grande-duchesse Elisabeth n’était pas faite de mortification mais de l’amour de Dieu à travers celui de son prochain, qui seul justifie une vocation réligieuse.
Amicalement
Patrick